PHAM THI Anh Nga
Département de Français
Université de Langues Étrangères
Hué – Vietnam
buupham@dng.vnn.vn
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Cette prise de parole se fait suite à une lecture que j’ai pu entreprendre des quelques ouvrages de François Jullien traduits en vietnamien, à savoir «Le détour et l’accès», «La propension des choses», «Du temps – Éléments d’une philosophie du vivre», «La grande image n’a pas de forme», «Éloge de la fadeur»... Le seul ouvrage auquel j’ai eu accès dans sa version originale (en français), c’est «Le détour et l’accès». Je prie donc mes interlocuteurs de m’excuser si je ne reprends pas avec précision les termes utilisés par François Jullien dans son texte, et que mes propos se trouvent plus ou moins décalés par rapport aux intentions premières de notre penseur.
Département de Français
Université de Langues Étrangères
Hué – Vietnam
buupham@dng.vnn.vn
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Cette prise de parole se fait suite à une lecture que j’ai pu entreprendre des quelques ouvrages de François Jullien traduits en vietnamien, à savoir «Le détour et l’accès», «La propension des choses», «Du temps – Éléments d’une philosophie du vivre», «La grande image n’a pas de forme», «Éloge de la fadeur»... Le seul ouvrage auquel j’ai eu accès dans sa version originale (en français), c’est «Le détour et l’accès». Je prie donc mes interlocuteurs de m’excuser si je ne reprends pas avec précision les termes utilisés par François Jullien dans son texte, et que mes propos se trouvent plus ou moins décalés par rapport aux intentions premières de notre penseur.
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1. D’une lecture ...
1. D’une lecture ...
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1.1. Comment j’ai entrepris ma lecture
1.1. Comment j’ai entrepris ma lecture
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Toute lecture sérieuse d’un texte de réflexion suppose que le lecteur mobilise dans cette activité intellectuelle son vécu et son savoir : ses sensations, son pré-requis en ce qui concerne le sujet abordé. Elle permet de même un travail de confrontation entre ce qui est connu et les nouveaux acquis, aussi bien qu’une occasion pour le lecteur de dialoguer avec soi-même.
Toute lecture sérieuse d’un texte de réflexion suppose que le lecteur mobilise dans cette activité intellectuelle son vécu et son savoir : ses sensations, son pré-requis en ce qui concerne le sujet abordé. Elle permet de même un travail de confrontation entre ce qui est connu et les nouveaux acquis, aussi bien qu’une occasion pour le lecteur de dialoguer avec soi-même.
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Ayant passé toutes mes études scolaires, universitaires dans un contact direct avec la langue de Voltaire et la culture française, je suis amenée à vivre presque continuellement cette situation de contact interculturel dès mon très bas âge. Puis des études plus poussées en linguistique, puis en sciences de langage et en interculturel (à l’Université de Rouen, France) ont constitué en quelque sorte un bagage intellectuel et conceptuel dans mon approche des textes (traduits) de François Jullien.
Ayant passé toutes mes études scolaires, universitaires dans un contact direct avec la langue de Voltaire et la culture française, je suis amenée à vivre presque continuellement cette situation de contact interculturel dès mon très bas âge. Puis des études plus poussées en linguistique, puis en sciences de langage et en interculturel (à l’Université de Rouen, France) ont constitué en quelque sorte un bagage intellectuel et conceptuel dans mon approche des textes (traduits) de François Jullien.
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Et puisque la lecture est par sa nature même «plurielle», je me permets une lecture qui apporterait des renforcements ou éclaircissements à mes «connaissances» et interrogations antérieures, et à partir de mes attentes personnelles, plutôt du domaine culturel et interculturel que dans un cadre philosophique.
Et puisque la lecture est par sa nature même «plurielle», je me permets une lecture qui apporterait des renforcements ou éclaircissements à mes «connaissances» et interrogations antérieures, et à partir de mes attentes personnelles, plutôt du domaine culturel et interculturel que dans un cadre philosophique.
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Il est à signaler aussi que ces ouvrages écrits par un penseur français sur la pensée orientale nous arrivent à travers la médiation d’éminents traducteurs vietnamiens. Tout en remerciant les responsables de tout ce travail de traduction et de publication qui a permis l’accès à un large public vietnamophone, j’avoue que la lecture dans la version traduite ne m’a pas été toujours facile. Je comprends que les traducteurs ont dû passer par plusieurs étapes successives qui représentent toutes un «défi»: de la démarche sémasiologique dans la lecture (en français) à la démarche onomasiologique dans la reformulation (en vietnamien). Ceci dit, le cap reste menaçant: la langue se montre dans ce cas à la fois une passerelle et un empêchement. Je remercie donc mon collègue Lê Duc Quang de m’avoir passé (Mieux vaut tard que jamais) l’original de «Le détour et l’accès» de François Jullien. Un autre moyen de contact possible avec la pensée de François Jullien, c’est les textes de présentation mis à la disposition du public vietnamien, qui résument, interprètent, et constituent une vraie médiation entre le lecteur et l’œuvre.
Il est à signaler aussi que ces ouvrages écrits par un penseur français sur la pensée orientale nous arrivent à travers la médiation d’éminents traducteurs vietnamiens. Tout en remerciant les responsables de tout ce travail de traduction et de publication qui a permis l’accès à un large public vietnamophone, j’avoue que la lecture dans la version traduite ne m’a pas été toujours facile. Je comprends que les traducteurs ont dû passer par plusieurs étapes successives qui représentent toutes un «défi»: de la démarche sémasiologique dans la lecture (en français) à la démarche onomasiologique dans la reformulation (en vietnamien). Ceci dit, le cap reste menaçant: la langue se montre dans ce cas à la fois une passerelle et un empêchement. Je remercie donc mon collègue Lê Duc Quang de m’avoir passé (Mieux vaut tard que jamais) l’original de «Le détour et l’accès» de François Jullien. Un autre moyen de contact possible avec la pensée de François Jullien, c’est les textes de présentation mis à la disposition du public vietnamien, qui résument, interprètent, et constituent une vraie médiation entre le lecteur et l’œuvre.
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1.2. Ce qui m’a le plus marquée
1.2. Ce qui m’a le plus marquée
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Ce qui m’a d’abord marquée dans les pages lues, c’est la méthodologie que François Jullien a adoptée pour son approche de la pensée chinoise (ou orientale): percevoir la pensée chinoise d’un regard occidental, et examiner la tradition de la pensée occidentale d’un point de vue chinois.
Ce qui m’a d’abord marquée dans les pages lues, c’est la méthodologie que François Jullien a adoptée pour son approche de la pensée chinoise (ou orientale): percevoir la pensée chinoise d’un regard occidental, et examiner la tradition de la pensée occidentale d’un point de vue chinois.
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À propos, déjà, l’ethnologue Cl. Lévi-Strauss a proposé, pour une démarche de la connaissance de l’Autre et de l’autre culture, un processus qui consiste en un éloignement par rapport à sa propre culture, un rapprochement à l’égard de la société étrangère, puis un éloignement par rapport à la culture étrangère (muni d’un «regard étranger» à jeter sur sa propre culture) avec la possibilité d’étudier aussi bien sa propre culture que la culture étrangère. T. Todorov ajoute que le moment fort de cette éducation ethnologique n’est pas la distanciation (prise de distance par rapport aux Autres), mais le détachement (prise de distance par rapport à soi) (1989: 104). En effet, l’absence de décentration par rapport à soi aboutit à deux phénomènes: dans le domaine psychologique, l’égocentrisme, et dans le domaine culturel, l’ethnocentrisme, comme l’affirme par ailleurs M.Abdallah-Pretceille (1996 (1986): 120). Une autre démarche possible dans l’approche de l’Autre et de l’autre culture est la démarche empathique, qui comporte deux notions-clés: l’allo-empathie (regarder autrui avec les yeux d’autrui) et l’auto-empathie (sentir et deviner alter dans ses rapports avec ego). Enfin, le principe d’exotopie de Bakhtine, selon lequel l’homme ne peut vraiment voir son aspect extérieur et l’interpréter comme un tout, les miroirs et les photographies ne l’aideront pas; la seule possibilité, c’est le recours à d’autres personnes. François Jullien me semble se situer tout à fait dans cette voie de la connaissance de l’Autre et de soi; et je le cite: «J’attends de ce détour de la Chine une perspective : de pouvoir nous interroger à partir d’un certain dehors [...] Néanmoins, si éprise de son dépassement, la philosophie occidentale ne s’interroge toujours que du dedans, si radicale qu’elle se veuille, cette critique est toujours relativement intégrée, il demeure toujours une certaine entente implicite à partir de quoi des positions peuvent se démarquer. [...] Impossible d’échapper à cette condition: il faut un ailleurs pour prendre du recul.» (Le détour et l’accès, pp 429-430)
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À propos, déjà, l’ethnologue Cl. Lévi-Strauss a proposé, pour une démarche de la connaissance de l’Autre et de l’autre culture, un processus qui consiste en un éloignement par rapport à sa propre culture, un rapprochement à l’égard de la société étrangère, puis un éloignement par rapport à la culture étrangère (muni d’un «regard étranger» à jeter sur sa propre culture) avec la possibilité d’étudier aussi bien sa propre culture que la culture étrangère. T. Todorov ajoute que le moment fort de cette éducation ethnologique n’est pas la distanciation (prise de distance par rapport aux Autres), mais le détachement (prise de distance par rapport à soi) (1989: 104). En effet, l’absence de décentration par rapport à soi aboutit à deux phénomènes: dans le domaine psychologique, l’égocentrisme, et dans le domaine culturel, l’ethnocentrisme, comme l’affirme par ailleurs M.Abdallah-Pretceille (1996 (1986): 120). Une autre démarche possible dans l’approche de l’Autre et de l’autre culture est la démarche empathique, qui comporte deux notions-clés: l’allo-empathie (regarder autrui avec les yeux d’autrui) et l’auto-empathie (sentir et deviner alter dans ses rapports avec ego). Enfin, le principe d’exotopie de Bakhtine, selon lequel l’homme ne peut vraiment voir son aspect extérieur et l’interpréter comme un tout, les miroirs et les photographies ne l’aideront pas; la seule possibilité, c’est le recours à d’autres personnes. François Jullien me semble se situer tout à fait dans cette voie de la connaissance de l’Autre et de soi; et je le cite: «J’attends de ce détour de la Chine une perspective : de pouvoir nous interroger à partir d’un certain dehors [...] Néanmoins, si éprise de son dépassement, la philosophie occidentale ne s’interroge toujours que du dedans, si radicale qu’elle se veuille, cette critique est toujours relativement intégrée, il demeure toujours une certaine entente implicite à partir de quoi des positions peuvent se démarquer. [...] Impossible d’échapper à cette condition: il faut un ailleurs pour prendre du recul.» (Le détour et l’accès, pp 429-430)
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Dans son étude, François Jullien a mis en relation ces deux modes d’intelligibilité que sont la philosophie (occidentale) et la sagesse (orientale). Je remercie notre penseur de cette terminologie de «sagesse» attribuée à la tradition orientale du mode de penser (je dis bien «mode de penser» et non «mode de pensée»): cette terminologie me touche profondément, d’esprit comme de cœur. En effet, face à des propos qui se succédaient de jour en jour et d’année en année, et qui consistent à affirmer la non-existence d’une philosophie orientale, je me suis trouvée très souvent confuse et embarrassée, car du plus profond de moi-même, je sens et réalise (en vietnamien «cảm» et «ngộ») qu’il en existe bien une, pas comme celle d’Occident, mais qui existe quand même. Merci à François Jullien de cet éclaircissement si précieux à ma permanente préoccupation. Je suis par ailleurs entièrement persuadée des avantages et des faiblesses de ce mode de penser par rapport à celui de la tradition occidentale, tout comme des avantages et des faiblesses de la philosophie occidentale par rapport à la sagesse orientale (faiblesses pour ce qui ne relève pas du domaine de l’explicite). Cette démarche de la connaissance de l’Autre et de soi permet ainsi une confrontation, une relation de reflet et de miroir. Cet «effet miroir» permet une meilleure connaissance de soi et de l’Autre, tout en évitant un jugement ethnocentrique et une hiérarchie de valeurs entre les deux cultures, les deux traditions, les deux modes de penser.
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Autre découverte dans les ouvrages de François Jullien : c’est grâce à cette lecture enrichissante que j’ai accès à certains aspects de la sagesse orientale que moi, en tant que vietnamienne et faisant partie de la population de l’Orient, je véhicule d’une manière ou d’une autre sans m’en apercevoir complètement, ou sans arriver à en expliquer de manière convaincante le pourquoi.
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Autre découverte dans les ouvrages de François Jullien : c’est grâce à cette lecture enrichissante que j’ai accès à certains aspects de la sagesse orientale que moi, en tant que vietnamienne et faisant partie de la population de l’Orient, je véhicule d’une manière ou d’une autre sans m’en apercevoir complètement, ou sans arriver à en expliquer de manière convaincante le pourquoi.
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Dans une étude que j’ai menée sur la rencontre interculturelle entre Français et Vietnamiens (avec un corpus de récits et romans) [1], j’ai analysé des cas où la «non-réponse» et la «parole détournée» du côté vietnamien provoquent des «gloses» effectuées par des Français; ce comportement vietnamien amène les interlocuteurs français à différents degrés d’incompréhension: non-compréhension totale, compréhension mais au terme d’une négociation de sens, ou à retardement, le sens glosé pouvant être «une stratégie de l’Autre», «son intention de cacher», «son refus d’énoncer». Il arrive même à un interlocuteur français, étant sans réponse de l’Autre, d’avoir recours à une telle explication, faisant allusion à l’époque d’Indochine française : «Comme ils avaient raison nos ancêtres débarqués sur cette terre ! Comme j’appuie leurs jugements sans complaisance sur ces étranges créatures découvertes sous les premières caresses d’un panka!» (Jade, Michel Tauriac). Sans entrer dans les détails des raisons possibles d’un tel comportement qui «dérange» les interlocuteurs occidentaux, je me suis contentée de la distinction des éthos et d’une classification des cultures, selon que, dans les habitudes comportementales, le parler se fait de manière directe ou indirecte. L’étude du détour et de l’accès chez les Chinois et l’analyse des stratégies militaires et de l’efficacité représentent pour moi un autre éclaircissement sur le pourquoi de cette façon d’agir à l’orientale, façon d’agir qui ne constitue pas toujours un faible chez les Orientaux. Stratégies dans l’art de la guerre (chez les Chinois et chez les Grecs), mais aussi stratégie de François Jullien dans l’approche de la pensée : «De front la Chine – de biais la Grèce. Mais c’est peut-être la Grèce que je cherche le plus à m’approcher. Plus nous avancerons, en effet, plus nous serons conduits à nous retourner. Ce voyage au lointain pays de la «subtilité» du sens est une invitation à remonter dans notre pensée» (Le détour et l’accès, p. 10). Je ne peux m’empêcher de mettre en parallèle ce choix de François Jullien et ce «principe» de T.Todorov qui représente pour moi le fil conducteur pour toute approche de l’Autre et de l’autre culture, aussi bien que de soi-même et sa propre culture: «La connaissance des autres n’est pas simplement une voie possible vers la connaissance de soi: elle est la seule» (1989: 104).
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Pour ce qui est de l’étude de l’efficacité liée au temps et au moment, le choix du moment propice pour que l’acte humain soit «efficace» mérite aussi d’être retenu. Interagir en amont, là où tout est encore à l’état fluide, souple, encore modifiable sans exiger trop d’effort, d’investigation, est conçu comme efficace car cela peut éventuellement être producteur de fonds d’effet. Par contre, en aval, l’efficacité serait limitée, coûteuse et l’intervenion pourrait même être ravageuse car elle va à l’encontre de la démarche naturelle de l’évolution des choses. Cette conception orientale de l’efficacité rejoint la démarche détournée dans la façon traditionnelle d’agir et de se comporter des Orientaux. Mise en relation avec la conception occidentale de l’efficacité, elle se trouve mieux circonscrite et apparaît avec ses avantages ainsi que ses faiblesses face à son homologue occidentale.
Pour ce qui est de l’étude de l’efficacité liée au temps et au moment, le choix du moment propice pour que l’acte humain soit «efficace» mérite aussi d’être retenu. Interagir en amont, là où tout est encore à l’état fluide, souple, encore modifiable sans exiger trop d’effort, d’investigation, est conçu comme efficace car cela peut éventuellement être producteur de fonds d’effet. Par contre, en aval, l’efficacité serait limitée, coûteuse et l’intervenion pourrait même être ravageuse car elle va à l’encontre de la démarche naturelle de l’évolution des choses. Cette conception orientale de l’efficacité rejoint la démarche détournée dans la façon traditionnelle d’agir et de se comporter des Orientaux. Mise en relation avec la conception occidentale de l’efficacité, elle se trouve mieux circonscrite et apparaît avec ses avantages ainsi que ses faiblesses face à son homologue occidentale.
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Une autre analyse de François Jullien qui retient particulièrement mon attention, c’est l’éloge de la fadeur et d’autres aspects portant sur le non- : le non-goût, le non-agir... Ou plus précisément, sur le goût du non-goût, l’agir dans le non-agir. En effet (et je cite ici R.Gauthier 1989: 220-221), «à l’opposé du langage-action, langage de Babel ou du babillage politique on trouve le Tao chinois qui veut signifier en tant que forme verbale parler. Le Tao te King fait preuve de certaines préventions envers le langage dans la sentence 2:
[...]
Dès lors le Sage agit
Par le non-agir
Enseigne par le non-dire.
La sentence 3 [...] fait du silence et du non-agir la seule violence efficace pour éviter la violence généralisée:
[...]
Agir par le non-agir
C’est apaiser le monde.»
Une autre analyse de François Jullien qui retient particulièrement mon attention, c’est l’éloge de la fadeur et d’autres aspects portant sur le non- : le non-goût, le non-agir... Ou plus précisément, sur le goût du non-goût, l’agir dans le non-agir. En effet (et je cite ici R.Gauthier 1989: 220-221), «à l’opposé du langage-action, langage de Babel ou du babillage politique on trouve le Tao chinois qui veut signifier en tant que forme verbale parler. Le Tao te King fait preuve de certaines préventions envers le langage dans la sentence 2:
[...]
Dès lors le Sage agit
Par le non-agir
Enseigne par le non-dire.
La sentence 3 [...] fait du silence et du non-agir la seule violence efficace pour éviter la violence généralisée:
[...]
Agir par le non-agir
C’est apaiser le monde.»
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Tout en insistant sur le goût de la fadeur (ou du non-goût), François Jullien va plus loin : il défriche l’au-delà du goût, en mettant en parallèle les habitudes chinoises dans la lecture et dans les plaisirs du palais. Lire une œuvre littéraire tout comme goûter un plat demandent de passer outre les mots et le goût (le salé, l’amer, le sucré...), de lire aussi entre les lignes ou d'accéder aussi à la subtilité du salé, de l’amer, du sucré... Cet engagement à «passer outre», à la découverte de «l’au-delà de...» est bien proche de la démarche qu’entreprend un sage oriental dans la voie de l’illumination, pour pouvoir non seulement «connaître», mais aussi et surtout «sentir», «réaliser».
Tout en insistant sur le goût de la fadeur (ou du non-goût), François Jullien va plus loin : il défriche l’au-delà du goût, en mettant en parallèle les habitudes chinoises dans la lecture et dans les plaisirs du palais. Lire une œuvre littéraire tout comme goûter un plat demandent de passer outre les mots et le goût (le salé, l’amer, le sucré...), de lire aussi entre les lignes ou d'accéder aussi à la subtilité du salé, de l’amer, du sucré... Cet engagement à «passer outre», à la découverte de «l’au-delà de...» est bien proche de la démarche qu’entreprend un sage oriental dans la voie de l’illumination, pour pouvoir non seulement «connaître», mais aussi et surtout «sentir», «réaliser».
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Sur ce, je passe à des réflexions ou des questions que je me suis proposées au cours de cette lecture, et qui résistent au terme de la lecture même.
Sur ce, je passe à des réflexions ou des questions que je me suis proposées au cours de cette lecture, et qui résistent au terme de la lecture même.
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2. ... à des interrogations ou un auto-questionnement
2. ... à des interrogations ou un auto-questionnement
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Primo, y a-t-il un rapprochement possible entre les notions de «connaître» et de «réaliser» du mode de penser oriental et celles d’ «intelligible» et d’«imaginable» de chez Descartes, sachant que Descartes n’utilise pas ces deux termes dans leurs acceptions normalement connues? En voilà une question que je me pose à propos.
Primo, y a-t-il un rapprochement possible entre les notions de «connaître» et de «réaliser» du mode de penser oriental et celles d’ «intelligible» et d’«imaginable» de chez Descartes, sachant que Descartes n’utilise pas ces deux termes dans leurs acceptions normalement connues? En voilà une question que je me pose à propos.
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Secundo, l’étude colossale de François Jullien porte sur le «comment» et le «pourquoi» du mode de penser et d’agir des Orientaux, et adopte une démarche convaincante de la connaissance de l’Autre et de l’autre culture (mais aussi de soi et de sa culture). Je me demande si le «devenir» de ce mode de penser pourrait, d’une manière ou d’une autre, s’en déduire, et comment. Car toute culture est conçue, de nos jours, non comme une entité stable, indépendante, mais en continuelle mutation, interaction et interpénétration avec d’autres cultures en contact.
Secundo, l’étude colossale de François Jullien porte sur le «comment» et le «pourquoi» du mode de penser et d’agir des Orientaux, et adopte une démarche convaincante de la connaissance de l’Autre et de l’autre culture (mais aussi de soi et de sa culture). Je me demande si le «devenir» de ce mode de penser pourrait, d’une manière ou d’une autre, s’en déduire, et comment. Car toute culture est conçue, de nos jours, non comme une entité stable, indépendante, mais en continuelle mutation, interaction et interpénétration avec d’autres cultures en contact.
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Tertio, en situation de rencontre interpersonnelle entre individus de cultures différentes, où éventuellement chacun essaie de s’adapter à l’Autre, et d’être plus ou moins acculturé, ne serait-il pas plus pertinent de définir soi-même et l’Autre dans la situation même, sans forcément avoir recours à un modèle préconçu lié à chaque culture, pour ainsi dire éviter des images stétéotypées, et donc réduites, simplificatrices et peut-être fautives de soi et de l’Autre?
Tertio, en situation de rencontre interpersonnelle entre individus de cultures différentes, où éventuellement chacun essaie de s’adapter à l’Autre, et d’être plus ou moins acculturé, ne serait-il pas plus pertinent de définir soi-même et l’Autre dans la situation même, sans forcément avoir recours à un modèle préconçu lié à chaque culture, pour ainsi dire éviter des images stétéotypées, et donc réduites, simplificatrices et peut-être fautives de soi et de l’Autre?
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Et pour ne pas en finir
Et pour ne pas en finir
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Dans ce cadre de rencontre et d’échange entre chercheurs de différents domaines (philosophie, culturologie, sciences du langage, interculturel...), je réalise que le thème choisi pour le colloque correspond à un intérêt commun à nous tous, et que chacun peut y apporter sa voix, dans une ambiance d’interdisciplinarité et de transdisciplinarité profitable à tout un chacun. J’espère que dans cette rencontre, malgré la diversité des apports, nous nous trouvons dans un rapport plutôt de complémentarité que de divergence.
Dans ce cadre de rencontre et d’échange entre chercheurs de différents domaines (philosophie, culturologie, sciences du langage, interculturel...), je réalise que le thème choisi pour le colloque correspond à un intérêt commun à nous tous, et que chacun peut y apporter sa voix, dans une ambiance d’interdisciplinarité et de transdisciplinarité profitable à tout un chacun. J’espère que dans cette rencontre, malgré la diversité des apports, nous nous trouvons dans un rapport plutôt de complémentarité que de divergence.
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Par ailleurs, je m’excuse d’éventuelles imprécisions et impertinences de mes humbles propos et réactions, car je n’ai pas pu lire dans son intégralité l’œuvre de François Jullien, encore moins le texte original de ses ouvrages. Je remercie mes interlocuteurs d’être à propos compréhensifs.
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Par ailleurs, je m’excuse d’éventuelles imprécisions et impertinences de mes humbles propos et réactions, car je n’ai pas pu lire dans son intégralité l’œuvre de François Jullien, encore moins le texte original de ses ouvrages. Je remercie mes interlocuteurs d’être à propos compréhensifs.
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(Dans le cas où il reste du temps laissé à ma disposition)
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Je me permets, enfin, de faire une citation (ou plutôt des citations) d’un livre écrit par un écrivain anglophone, «L’Ambassadeur» de Morris L.West, en anglais dans sa version originale (The Ambassador). L’histoire raconte une tranche de vie de l’Ambassadeur des États-Unis, qui se trouvait confronté à des événéments meurtriers au Sud-Vietnam (vers les années 50 et début 60 du siècle dernier), et sujet à des réflexions «de tradition orientale» dans le contact avec un sage japonais et avec soi-même, ce qui le guidait dans la voie de l’illumination.
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Première citation (au Japon, avec un Maître, un sage japonais, alors que le « je »-ambassadeur commence sa mission au Sud-Vietnam):
Je me permets, enfin, de faire une citation (ou plutôt des citations) d’un livre écrit par un écrivain anglophone, «L’Ambassadeur» de Morris L.West, en anglais dans sa version originale (The Ambassador). L’histoire raconte une tranche de vie de l’Ambassadeur des États-Unis, qui se trouvait confronté à des événéments meurtriers au Sud-Vietnam (vers les années 50 et début 60 du siècle dernier), et sujet à des réflexions «de tradition orientale» dans le contact avec un sage japonais et avec soi-même, ce qui le guidait dans la voie de l’illumination.
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Première citation (au Japon, avec un Maître, un sage japonais, alors que le « je »-ambassadeur commence sa mission au Sud-Vietnam):
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«Vous aimez le Japon, monsieur l’ambassadeur... Voici une chose qui pourrait vous intéresser: «Trois samouraïs rencontrèrent un coucou silencieux. Nobunaga dit : « Je tuerai ce coucou s’il ne veut pas chanter». Hideyoshi dit: «Je vais l’inviter à chanter». Iyeyasu dit: «J’attendrai jusqu’à ce qu’il chante...» Je vous le demande, monsieur l’ambassadeur: lequel des trois avait raison? Et lequel des trois êtes-vous?»
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Deuxième citation (le «je»-ambassadeur en mission au Vietnam):
«Vous aimez le Japon, monsieur l’ambassadeur... Voici une chose qui pourrait vous intéresser: «Trois samouraïs rencontrèrent un coucou silencieux. Nobunaga dit : « Je tuerai ce coucou s’il ne veut pas chanter». Hideyoshi dit: «Je vais l’inviter à chanter». Iyeyasu dit: «J’attendrai jusqu’à ce qu’il chante...» Je vous le demande, monsieur l’ambassadeur: lequel des trois avait raison? Et lequel des trois êtes-vous?»
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Deuxième citation (le «je»-ambassadeur en mission au Vietnam):
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Cette nuit-là, je rêvai à nouveau. Le décor était le même: une plaine plate et déserte, inondée de lumière. Cette fois, pourtant, il n’y avait ni formes dansantes ni murs, mais seulement le ciel éclatant, la terre nue et moi. J’étais vêtu d’un «yukata» et de «tabi» ; j’étais assis, les jambes croisées, les mains jointes dans mon giron, dans l’attitude du disciple. Je savais que j’attendais Muso Soseki et que, lorsqu’il viendrait, il aurait à me confier un grand secret. Peu m’importait d’être seul, peu m’importait qu’il se fît attendre. La patience et la discipline étaient un bien modeste prix à payer pour acquérir la connaissance d’un secret... Je fermai les yeux et me fis en esprit pareil à un vase vide, attendant d’être rempli. Je savais que mon maître approuverait cette attitude, qu’il attendait de moi. Au bout d’un long moment, j’ouvris les yeux, pensant voir Muso assis devant moi. Le paysage était toujours vide – à l’exception d’un petit oiseau brun qui se tenait près de moi et me regardait de ses petits yeux tristes, pareils à des perles éteintes. Nous nous regardâmes l’un l’autre pendant une interminable minute, et l’oiseau penchait la tête tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, comme s’il eût essayé de comprendre ce qu’était ce personnage en peignoir et en chaussettes blanches. Je me sentis seul et j’essayai de parler à l’oiseau – mais il ne répondit pas. Je savais que c’était normal, soit qu’il ne comprît pas mon langage, soit qu’il n’eût rien à me dire. Alors je lui demandai de chanter. Pour l’y inciter, je sifflai un petit air en me frappant dans les mains en cadence – mais il ne voulut ni chanter ni danser. A bout de souffle, je cessai de siffler et me mis à plaider ma cause, ce qui est une grande chose pour un personnage aussi important qu’un ambassadeur. L’oiseau ne voulut toujours pas chanter. Je décidai donc de l’oublier et de me plonger à nouveau dans la contemplation – mais lorsque je rouvris les yeux, il était toujours là, silencieux et ironique. Alors, excédé, je levai la main et l’abattis sur sa tête penchée. Je sentis ses os se briser et son corps se tordre entre ma main et la terre plate. Pourtant, lorsque je levai la main, il n’y avait rien dessous, pas même une plume – et je me mis à pleurer, doucement, tristement, parce que j’étais tout seul et qu’il n’y avait même pas un oiseau prêt à chanter pour moi...
Cette nuit-là, je rêvai à nouveau. Le décor était le même: une plaine plate et déserte, inondée de lumière. Cette fois, pourtant, il n’y avait ni formes dansantes ni murs, mais seulement le ciel éclatant, la terre nue et moi. J’étais vêtu d’un «yukata» et de «tabi» ; j’étais assis, les jambes croisées, les mains jointes dans mon giron, dans l’attitude du disciple. Je savais que j’attendais Muso Soseki et que, lorsqu’il viendrait, il aurait à me confier un grand secret. Peu m’importait d’être seul, peu m’importait qu’il se fît attendre. La patience et la discipline étaient un bien modeste prix à payer pour acquérir la connaissance d’un secret... Je fermai les yeux et me fis en esprit pareil à un vase vide, attendant d’être rempli. Je savais que mon maître approuverait cette attitude, qu’il attendait de moi. Au bout d’un long moment, j’ouvris les yeux, pensant voir Muso assis devant moi. Le paysage était toujours vide – à l’exception d’un petit oiseau brun qui se tenait près de moi et me regardait de ses petits yeux tristes, pareils à des perles éteintes. Nous nous regardâmes l’un l’autre pendant une interminable minute, et l’oiseau penchait la tête tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, comme s’il eût essayé de comprendre ce qu’était ce personnage en peignoir et en chaussettes blanches. Je me sentis seul et j’essayai de parler à l’oiseau – mais il ne répondit pas. Je savais que c’était normal, soit qu’il ne comprît pas mon langage, soit qu’il n’eût rien à me dire. Alors je lui demandai de chanter. Pour l’y inciter, je sifflai un petit air en me frappant dans les mains en cadence – mais il ne voulut ni chanter ni danser. A bout de souffle, je cessai de siffler et me mis à plaider ma cause, ce qui est une grande chose pour un personnage aussi important qu’un ambassadeur. L’oiseau ne voulut toujours pas chanter. Je décidai donc de l’oublier et de me plonger à nouveau dans la contemplation – mais lorsque je rouvris les yeux, il était toujours là, silencieux et ironique. Alors, excédé, je levai la main et l’abattis sur sa tête penchée. Je sentis ses os se briser et son corps se tordre entre ma main et la terre plate. Pourtant, lorsque je levai la main, il n’y avait rien dessous, pas même une plume – et je me mis à pleurer, doucement, tristement, parce que j’étais tout seul et qu’il n’y avait même pas un oiseau prêt à chanter pour moi...
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Troisième citation (au Japon, de nouveau, avec le Maître Muso Soseki, après l’assassinat du Président de la République du Sud-Vietnam):
Troisième citation (au Japon, de nouveau, avec le Maître Muso Soseki, après l’assassinat du Président de la République du Sud-Vietnam):
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- Avez-vous trouvé la réponse à la question du coucou?
- Oui: j’ai tué le coucou.
- Il n’y a donc plus de chanson, pour vous, ni en hiver ni en été?
- Ni chanson ni oiseau. Rien qu’un reproche que j’endure chaque jour.
- Le coucou vous a-t-il reproché de le tuer?
- Pas dans mon rêve.
- Qu’était-il d’autre qu’un rêve?
- A la fin de mon rêve, il s’est transformé en un homme.
- Avez-vous tué cet homme?
- J’ai dit le mot qui a éveillé le chasseur, et le chasseur l’a tué.
- Le coucou est donc mort et l’homme aussi... Parlons d’une rivière.
- Quelle rivière?
- Qu’est-ce qu’une rivière?
- De l’eau qui coule d’un point élevé pour se jeter dans la mer.
- L’eau n’est jamais la même, et pourtant la rivière est toujours la même. Comment l’eau peut-elle être rivière?
- La rivière est le lit où coule l’eau.
- Mais sans eau, ce lit n’est qu’une vallée vide.
- La rivière est donc le lit, l’eau et le flux de l’eau.
- Bien. Écoutez-moi : je jette dans la rivière un bâton, une pierre et un homme. Que leur arrive-t-il?
- Le bâton flotte, la pierre coule, l’homme nage ou se noie.
- Et la rivière?
- Elle change mais elle est toujours la même.
- Que l’homme nage ou se noie?
- Oui, dans tous les deux cas.
- La rivière se soucie-t-elle de ce que fait l’homme?
- Non, lui seul s’en soucie.
- Pourquoi?
- Parce qu’il n’est pas une rivière, et il sait qu’il le sait, et celui qui sait est admirable mais terriblement seul.
- Parlons maintenant de celui qui sait. Lorsque vous avez prononcé le mot, saviez-vous qu’il éveillerait le chasseur?
- Oui.
- Pourquoi l’avez-vous prononcé?
- Parce que, si je ne le faisais pas, des bêtes sauvages pourraient surgir et nous dévorer tous. Mais le chasseur était une bête, lui aussi...
- C’était aussi un homme?
- Oui.
- Vous avez donc éveillé l’homme et la bête avec le même mot?
- Oui.
- Et une bête s’est éveillée en vous également?
- C’est vrai.
- Auriez-vous pu empêcher l’éveil de ces bêtes?
- Oui, en ne parlant pas.
- Mais votre mission était de parler. C’était votre rôle.
- J’aurais pu ne pas l’accepter.
- Vous devriez donc vous accuser de cela, mais pas de la mort de l’homme.
- L’une est la conséquence de l’autre.
- Comment le savez-vous?
- Il me le semble.
- Ce qui semble être vrai n’est pas toujours ce qui est.
- Je voudrais savoir ce qui est.
- Regardez ces érables... C’est l’automne, le temps de la chute des feuilles. Est-ce le vent qui déchire les arbres ou les arbres qui jettent leurs feuilles au vent vagabond?
- Peu importe, parce que je ne suis ni feuille ni vent!
- Mais si! Vous êtes feuille, arbre, bête et vent. Étant un homme, vous êtes lié à tout, un résumé de tout.
- Non! (La véhémence de ma protestation me surprend moi-même.) Ne comprenez-vous pas? Toute l’erreur est là, l’erreur personnelle et l’erreur politique... Je ne suis pas un arbre, et si j’essaie de décider comment l’arbre doit pousser, je le meurtris et le tords, comme les «bonsai» de votre jardin! Nous ne sommes pas des Vietnamiens, des Japonais ou des Malais. Comment pourrons-nous décider pour eux de leur manière de vivre, et de ce qu’il leur faut croire pour être satisfaits? C’est cela qui engendre le crime, la destruction et la haine! Je le sais, car j’en ai été l’instrument...
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Références bibliographiques:
ABDALLAH-PRETCEILLE M., 1996 (1986), Vers une pédagogie interculturelle, Anthropos, Paris, 222 p.
GAUTHIER R., 1989, «De Babel à Batman» in Cahiers du Centre Interdisciplinaire des Sciences du langage No 7, pp. 197-228.
TODOROV T., 1989, Nous et les autres, Ed. Du Seuil, 452 p.
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- Avez-vous trouvé la réponse à la question du coucou?
- Oui: j’ai tué le coucou.
- Il n’y a donc plus de chanson, pour vous, ni en hiver ni en été?
- Ni chanson ni oiseau. Rien qu’un reproche que j’endure chaque jour.
- Le coucou vous a-t-il reproché de le tuer?
- Pas dans mon rêve.
- Qu’était-il d’autre qu’un rêve?
- A la fin de mon rêve, il s’est transformé en un homme.
- Avez-vous tué cet homme?
- J’ai dit le mot qui a éveillé le chasseur, et le chasseur l’a tué.
- Le coucou est donc mort et l’homme aussi... Parlons d’une rivière.
- Quelle rivière?
- Qu’est-ce qu’une rivière?
- De l’eau qui coule d’un point élevé pour se jeter dans la mer.
- L’eau n’est jamais la même, et pourtant la rivière est toujours la même. Comment l’eau peut-elle être rivière?
- La rivière est le lit où coule l’eau.
- Mais sans eau, ce lit n’est qu’une vallée vide.
- La rivière est donc le lit, l’eau et le flux de l’eau.
- Bien. Écoutez-moi : je jette dans la rivière un bâton, une pierre et un homme. Que leur arrive-t-il?
- Le bâton flotte, la pierre coule, l’homme nage ou se noie.
- Et la rivière?
- Elle change mais elle est toujours la même.
- Que l’homme nage ou se noie?
- Oui, dans tous les deux cas.
- La rivière se soucie-t-elle de ce que fait l’homme?
- Non, lui seul s’en soucie.
- Pourquoi?
- Parce qu’il n’est pas une rivière, et il sait qu’il le sait, et celui qui sait est admirable mais terriblement seul.
- Parlons maintenant de celui qui sait. Lorsque vous avez prononcé le mot, saviez-vous qu’il éveillerait le chasseur?
- Oui.
- Pourquoi l’avez-vous prononcé?
- Parce que, si je ne le faisais pas, des bêtes sauvages pourraient surgir et nous dévorer tous. Mais le chasseur était une bête, lui aussi...
- C’était aussi un homme?
- Oui.
- Vous avez donc éveillé l’homme et la bête avec le même mot?
- Oui.
- Et une bête s’est éveillée en vous également?
- C’est vrai.
- Auriez-vous pu empêcher l’éveil de ces bêtes?
- Oui, en ne parlant pas.
- Mais votre mission était de parler. C’était votre rôle.
- J’aurais pu ne pas l’accepter.
- Vous devriez donc vous accuser de cela, mais pas de la mort de l’homme.
- L’une est la conséquence de l’autre.
- Comment le savez-vous?
- Il me le semble.
- Ce qui semble être vrai n’est pas toujours ce qui est.
- Je voudrais savoir ce qui est.
- Regardez ces érables... C’est l’automne, le temps de la chute des feuilles. Est-ce le vent qui déchire les arbres ou les arbres qui jettent leurs feuilles au vent vagabond?
- Peu importe, parce que je ne suis ni feuille ni vent!
- Mais si! Vous êtes feuille, arbre, bête et vent. Étant un homme, vous êtes lié à tout, un résumé de tout.
- Non! (La véhémence de ma protestation me surprend moi-même.) Ne comprenez-vous pas? Toute l’erreur est là, l’erreur personnelle et l’erreur politique... Je ne suis pas un arbre, et si j’essaie de décider comment l’arbre doit pousser, je le meurtris et le tords, comme les «bonsai» de votre jardin! Nous ne sommes pas des Vietnamiens, des Japonais ou des Malais. Comment pourrons-nous décider pour eux de leur manière de vivre, et de ce qu’il leur faut croire pour être satisfaits? C’est cela qui engendre le crime, la destruction et la haine! Je le sais, car j’en ai été l’instrument...
-
Références bibliographiques:
ABDALLAH-PRETCEILLE M., 1996 (1986), Vers une pédagogie interculturelle, Anthropos, Paris, 222 p.
GAUTHIER R., 1989, «De Babel à Batman» in Cahiers du Centre Interdisciplinaire des Sciences du langage No 7, pp. 197-228.
TODOROV T., 1989, Nous et les autres, Ed. Du Seuil, 452 p.
-
Note:
[1] Thèse de Doctorat Nouveau Régime (2000) : «‘Ces interactions qui ne vont pas de soi’. Étude des gloses métacommunicationnelles sur la rencontre Français-Vietnamiens dans des romans et récits d’expression française», Université de Rouen.
[1] Thèse de Doctorat Nouveau Régime (2000) : «‘Ces interactions qui ne vont pas de soi’. Étude des gloses métacommunicationnelles sur la rencontre Français-Vietnamiens dans des romans et récits d’expression française», Université de Rouen.
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Synergies Monde – Gerflint No 3, 2008, pp. 111-119
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