(«La Mémoire du chien» de Francis Marmande, Ed.Fourbis 1993, pp. 57-60, et 62-63, 99, 118-119, 126 [1])
Il s’agit d’une série de passages extraits de «La Mémoire du chien», qui représente des interactions entre un JE, universitaire français en mission au Vietnam, et des conducteurs de cyclo vietnamiens, à Hanoi, au début des années 90. Si la première scène est relatée dans ses menus détails et glosée de manière forte, les autres scènes, brièvement racontées, constituent avec la première scène une série qui nous révèle les différents aspects de cette expérience de client vécue et glosée par le JE.
Il s’agit d’une série de passages extraits de «La Mémoire du chien», qui représente des interactions entre un JE, universitaire français en mission au Vietnam, et des conducteurs de cyclo vietnamiens, à Hanoi, au début des années 90. Si la première scène est relatée dans ses menus détails et glosée de manière forte, les autres scènes, brièvement racontées, constituent avec la première scène une série qui nous révèle les différents aspects de cette expérience de client vécue et glosée par le JE.
Nous débutons notre étude par l’analyse de la première scène (M.1 - «La Mémoire du chien» pp. 57-60).
La première impression du JE face au cyclo est plutôt positive:
On me loge dans un cyclo-pousse conduit par un jeune type sympathique. Il me raccompagne à la résidence légèrement excentrée avec une irréprochable vélocité. [...] (l 1-4)
quand soudain le comportement inattendu de l’Autre met le JE dans un état de colère:
La course a été fixée par mes amis à 4500 dongs. A l’arrivée dans le quartier désert [...], le pédaleur de confiance me fait soudain un souk inattendu et réclame méchamment le double de ce qui est convenu.
Je m’emporte vite [...] (l 12-20)
Le sens de la situation est alors glosé de plusieurs points de vue. Il s’agit d’abord d’une interprétation réelle (selon le JE) que le JE reconstitue en tant que participant à l’interaction:
[...] ma bonne foi [...] (l 22)
[...] il m’entube [...] (l 29)
opposée à une autre interprétation qui se présente ironiquement comme d’un point de vue « objectif » et qui cherche des repères dans l’Histoire, en faisant revivre une ancienne relation Français-Vietnamien que cette Histoire a laissée, à savoir celle qui existait entre un colon français riche et un indigène vietnamien pauvre de l’époque d’Indochine:
[...] là, pour n’importe qui au monde à peu près fichu dans mon genre [...], je suis tout d’un coup, objectivement, dans le rôle du colon en train de hurler avec un misérable, comme un putois. [...] (l 22-26)
[...] il reste l’éternel pauvrissime hère pédaleur et moi son colon objectif. [...] (l 29-30)
Dans cette superposition entre les deux interprétations, (ironie du sort!) le JE se rend compte que c’est l’autre interprétation qui l’emporte sur la sienne:
La scène est claire. Quelle que soit ma bonne foi, [...] (l 21-35)
Même s’il m’entube, il reste l’éternel pauvrissime [...] (l 29)
La raison en est donnée dans cette métaglose:
[...] le bât blesse toujours, peu importe où [...] (l 23-24)
Ainsi, ces deux interprétations se superposent dans la suite du récit de la scène, qui est tantôt glosée du point de vue du JE (un cyclo pauvre arnaquant un client riche):
[...] Je hais ce rapport où il me coince sans y croire, sa seule chance, son unique capital avec son coup de pédale. Je hais la plaie d’argent, somatisation mortelle [...] Je suis prêt à mourir ou presque. Lui, c’est plus banal, il joue le tout pour le tout sur trois francs cinquante. Bien disposé, d’ailleurs, à tout perdre, d’un méchant coup de bluff. [...] (l 37-45)
tantôt glosée d’un point de vue «objectif» historique que le JE finit par adopter en ironisant. Il se représente dès lors comme quelqu’un qui retrace pour lui-même la marche de l’Histoire passée, tout en inversant les rôles, à savoir sa «décolonisation» face à l’Autre:
[...] j’en fais trop, mon esclave voit qu’il a maille à partir. [...] Je décide de régler ça au plus vite. Je ne veux pas me faire avoir, ni avoir le servage sur le dos. Trouver un modus vivendi, vite, ma décolonisation à moi, en sortir, pauvre pomme. Je vois comme on peut laisser sa peau stupidement. [...] (l 40-49)
Et pour conclure la scène, le JE la glose comme se déroulant selon un déterminisme que dicte l’Histoire même, comme si ni lui ni l’Autre ne pouvaient agir autrement. Ainsi glosés, le JE comme l’Autre ne sont plus considérés comme des sujets individuels capables de volonté, de choix, mais des sujets historiques prédéterminés dans leur existence et ne pouvant échapper à leur destinée:
Le monde a choisi ce barême. Je paye presque le double exigé, pas tout à fait, tout de même, en grommelant. Lui aussi, d’ailleurs. [...] (l 50-53)
L’interaction y est malheureuse, mais aucun des protagonistes n’en est responsable car les causes, venant de l’Histoire, ne leur appartiennent pas. C’est l’événement de Diên Biên Phu (défaite pour les Français, victoire pour les Vietnamiens) qui, depuis, rend toutes les interactions Français-Vietnamiens malheureuses:
[...] Personne n’est vraiment content depuis Diên Biên Phu. (l 53-54)
De cette façon, la scène telle qu’elle se déroule (le JE français, arnaqué par un cyclo vietnamien, cherche à s’en sortir) n’est pas glosée, dans les termes de E.Goffman (1991 (1974) ), dans un cadre primaire, mais transposée à un niveau de modalisation supérieur: «pauvrissime hère pédaleur de misère», «colon», «esclave», «modus vivendi» [2], «décolonisation» s’enchaînent avec «Diên Biên Phu» pour forger cette modalisation. Dès lors c’est l’Histoire qui décide de tout et les individus, n’ayant pas de choix, ne peuvent avoir que des actes naturels, non pilotés.
Le sens de cet échec de la rencontre est par la suite généralisé, avec du recul, par le JE qui l’associe à une série d’autres rencontres que le JE a vécues dans différents endroits du monde. La cause lui vient du fait de «venir trop tard»:
Partout où j’ai pu séjourner, à New York comme à Londres, à Edimbourg comme à Berlin, en Egypte, en Syrie, à Séville, dans le souk d’Alep ou sur les rives de Lattaquié, j’ai été pris par l’impression douloureuse de venir trop tard. [...] (l 54-58)
Ainsi glosés, les protagonistes de la rencontre interculturelle doivent, selon le JE, porter le poids de l’Histoire, car les raisons de la non réussite de la communication, qui viennent de ceux qui les ont précédés, ne leur appartiennent pas:
[...] Ce sont les fous, les marchands et les «mandahérous» (les pauvres types) qui inventent les pays, après, c’est plus fort qu’eux, ils font venir les cousins, les malandrins, les aigrefins, bref, ils déconnent, et leurs neveux achèvent l’histoire en farce. Conquête de l’Ouest à répétition? Le chercheur d’or est un emmerdeur de première. (l 58-65)
Enfin, à un moment ultérieur, «dans la nuit insomniaque», le cri des coqs incite le JE à gloser de nouveau l’échec de la rencontre et l’impossibilité d’une intercompréhension entre lui et le cyclo:
Dans la nuit insomniaque, j’entends le cri des coqs.
Un coq cyclo et un coq ballot, j’en suis sûr, se comprendraient bien plus aisément que mon pédaleur et moi ne le fîmes. [...] (l 68-70)
De cette façon, les malheurs dans les rapports individuels semblent prédéterminés par l’Histoire des deux pays.
L’étude de cette scène d’interaction nous a amenée à la faire lire à quelques-uns de nos collègues vietnamiens (5 universitaires enseignant la langue française et/ou la littérature française), et un attaché linguistique français en poste au Vietnam. Nous leur avons demandé de porter un regard critique sur les gloses effectuées dans le récit et d’interpréter la scène telle qu’ils la ressentent. Le questionnaire qui leur a été soumis par écrit (en français ou en vietnamien) figure dans ses deux versions dans nos annexes (Annexe 2, pp.360-372), ainsi que les réponses obtenues (dans leur version originale, avec la traduction en français pour les réponses qui ont été rédigées en vietnamien) [3].
Sans en faire une analyse systématique, nous nous contentons de retenir certaines des remarques qui ont été formulées par les personnes questionnées:
- Notons en premier lieu que les personnes interrogées se retrouvent toutes à reconnaître que le cyclo se comporte mal, en y voyant un acte courant, normal (A,B,D,E) ou un cas particulier non représentatif (C,F), éventuellement une tendance à taxer le riche (A,D). A, qui est français, est le seul à le représenter comme un comportement culturel, à savoir une habitude vietnamienne générale de «pratiquer les tarifs à la tête du client», alors que pour d’autres il s’agit plutôt là d’un acte universel (B,D).
- Quant aux interprétations de la scène, nous retenons l’idée unanime selon laquelle les personnes interrogées sont toutes en désaccord avec les causes que le JE a puisées dans le passé historique des deux peuples. Certains portent même un regard très critique et évaluatif à propos de l’évocation de Diên Biên Phu (B,C,E,F).
- Pour ce qui est de l’attitude du JE dans le récit, A (français) est le seul à prendre en compte un aspect important de la situation difficile du JE (le complexe de culpabilité du riche qui s’ajoute au poids de l’Histoire), et à signaler, d’un point de vue français, le sentiment d’indignation face au non respect de la parole donnée.
- Enfin un témoignage de D raconte une autre situation difficile, où l’un des protagonistes, qui est français, dans sa colère contre un comportement de l’Autre, déclare que Francis Marmande avait bien raison dans ce qu’il a écrit:
Il m’arrive d’accompagner deux universitaires français à l’aéroport de Phu Bai. Au moment des formalités, l’employé de l’aéroport annonce que leurs billets sont «open», mais qu’ils n’ont pas fait la «confirmation» de la date de retour, ce qu’ils auraient dû faire même s’il s’agit là des billets d’aller-retour. [...] Alors que, le jour où ils sont arrivés de Hanoi, à l’aéroport même ils se sont renseignés sur la «confirmation» des billets, et une employée qui était en service ce jour-là leur a répondu en balbutiant que toutes les formalités étaient déjà faites pour leurs billets. [...]
Ils doivent partir d’urgence parce que le jour suivant ils auront à prendre l’avion pour la France. Un passager vietnamien nous dit d’aller voir l’équipage et lui offrir 100 dollars pour deux personnes et comme ça il les acceptera dans l’avion. [...] Mais l’équipage, ayant eu peur, n’ose pas prendre l’argent et ils ne peuvent pas partir. Le professeur français, en colère, affirme que F.Marmande avait bien raison dans ce qu’il a écrit (il a lu ce récit de Marmande). De toute évidence il existe un malentendu quant aux formalités, mais le client français y a inséré l’empreinte culturelle d’un peuple à l’égard d’un autre.
Nous y reconnaissons à la fois la force des représentations de l’Autre que nous livre le texte littéraire, et la tendance, en cas de difficulté de compréhension, à recourir à des images stéréotypées (généralement négatives) de l’Autre; et, de manière réciproque, cette manière de gloser par un stéréotype contribue à la confirmation et au renforcement du stéréotype même.
M.2, M.3, M.4, M.5 («La Mémoire du chien» pp.62-63, 99, 118-119, 126)
Nous essayons maintenant d’analyser ce qui, dans les interactions que le JE a avec d’autres cyclos, peut faire sens et comment ces scènes sont liées à la première scène.
Notons d’abord que presque chaque interaction du JE avec un nouveau cyclo est sujette à une transaction sur le prix de la course. Sans doute, suite aux problèmes dus au prix avec le premier cyclo, le JE s’applique depuis, à chaque fois, à un marchandage acharné et bien organisé:
On est convenus de 2500 dongs et pour plus de sûreté, je le lui ai fait noter de sa main, sur mon calepin. [...] (M2 l 2-4)
Je transige à 4000 dongs avant le premier coup de pédale, la somme est inscrite sur le sable du trottoir, puis nous scellons le contrat d’une vigoureuse poignée de main, [...] (M3 l 2-5)
qui peut éventuellement le lasser:
Il me faut batailler pour deux francs. Je ne suis plus fait pour voyager. [...] (M4 l 2-5)
jusqu’au jour où il semble avoir trouvé la clé de la réussite dans cette expérience vécue de client:
Un cyclo molletonné, confortable, prend les 3000 dongs que j’offre pour faire un tour interminable. Américain, interminable et sans arrière-pensée. Le potlatch a son charme. Peut-être devrais-je toujours payer d’avance. (M5 l 1-5)
Les gloses de chaque scène peuvent éventuellement être effectuées en reprenant l’empreinte historique, le JE se représente alors comme un «colon»:
[...] Le colon est forcément capricieux. (M2 l 5-6)
tout en mettant en parallèle le passé et le présent:
[...] Camarades, les temps n’ont pas changé. (M2 l 22)
Les gloses effectuées par le JE sur soi-même sont plutôt critiques:
[...] Je deviens féroce. A l’arrivée, ému, je rallonge sec. Le colon est forcément capricieux. (M2 l 4-6)
[...] je donnerai 4400, je me sens juste. Juste et assez idiot. (M3 l 6-7)
ou marquent une complaisance sur soi:
[...] Je donne royalement 5000 dongs et j’abandonne en prime mon paquet de blondes. Compris. Je choisis mes pauvres et la charité qui me flatte. [...] (M2 l 19-21)
alors que celles portées sur l’Autre peuvent éventuellement être positives:
Le cyclo de retour, accablé de soleil, se donne un mal de chien. [...] (M2 l 1-2)
Mardi, idem. Un vieillard ahanant pédale comme un mauvais grimpeur, un jour «sans», dans l’Aubisque. Par gentillesse, il arrache aux peaux de sa mémoire trois bribes de français. A chaque monument dépassé, l’ancien lycée, une ambassade, il décrit ce qu’il peut. Sa nostalgie de la colonie est naïve. Ce sera le seul à le dire. Les vrais pauvres ne lésinent pas plus avec le cœur qu’avec la colère. [...] Peut-être aussi vise-t-il une courtoisie sans conséquence. (M2 l 7-18)
L’ensemble de ces interactions du JE avec des cyclos évolue suivant un sens partant d’un échec total («Personne n’est vraiment content depuis Diên Biên Phu») à une vision optimiste d’une «recette» possible mais dérisoire («Le potlatch a son charme. Peut-être devrais-je toujours payer d’avance.»).
Cette progression se produit parallèlement à une évolution dans les gloses des interactions, allant d’un déterminisme rigide de la première scène à un choix délibéré dans le comportement du JE à la dernière scène. Il est vrai que, en général, au début des rencontres interculturelles, les difficultés dans la communication peuvent amener à recourir à un déterminisme à la fois historique et culturel, et qu’à mesure que les protagonistes, enrichis de leur expérience, se connaissent mieux et gèrent mieux leur interaction, les difficultés diminuent, et la communication s’améliore.
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* Extrait de la thèse “CES INTERACTIONS QUI NE VONT PAS DE SOI” - Etude des gloses métacommunicationnelles sur la rencontre Français-Vietnamiens dans des romans et récits d’expression française, Université de Rouen 2000
Notes:
[1] cf Annexe
[2] sans doute par référence au modus vivendi que Ho Chi Minh (Président de la République Démocratique du Vietnam) parvint à obtenir du ministre français Marius Moutet le 14 septembre 1946.
[3] En fait, les questions ont été rédigées en vietnamien pour les collègues vietnamiens en supposant que les réponses seraient faites dans la même langue, afin de leur laisser une meilleure facilité d’expression dans leur langue maternelle; mais il arrive que la réponse soit donnée dans les deux langues, à commencer par le vietnamien, et ensuite poursuivie en français. C’est nous qui traduisons du vietnamien au français les autres réponses.
[1] cf Annexe
[2] sans doute par référence au modus vivendi que Ho Chi Minh (Président de la République Démocratique du Vietnam) parvint à obtenir du ministre français Marius Moutet le 14 septembre 1946.
[3] En fait, les questions ont été rédigées en vietnamien pour les collègues vietnamiens en supposant que les réponses seraient faites dans la même langue, afin de leur laisser une meilleure facilité d’expression dans leur langue maternelle; mais il arrive que la réponse soit donnée dans les deux langues, à commencer par le vietnamien, et ensuite poursuivie en français. C’est nous qui traduisons du vietnamien au français les autres réponses.
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