mardi 28 octobre 2008

«Un instant de bonheur» (Trương Quang Đệ)

Le présent texte figure dans la rubrique «Fenêtre», rubrique consacrée à ceux et à celles qui souhaiteraient y laisser quelques-unes de leurs traces...
Bài này được xếp vào cụm bài «Fenêtre» (Cửa sổ), nơi dành riêng cho những ai mong muốn lưu lại đây một vài vết tích...
Pendant la grande pause du matin entre deux séances de cours, je me promenais dans la cour intérieure qui avait la forme d’un jardin à la française de la Faculté de Sciences de Hué. Cet emplacement de la Faculté avait appartenu à une institution catholique du nom de La Providence. Combien le nom d’autrefois avait un sens pour moi à cet instant, puisqu’il correspondait à merveille à mon humeur du moment. C’était à coup sûr un instant de bonheur, rarement trouvé dans la vie de tous les jours ou d’une probabilité presque nulle. Au fait, combien de noms significatifs et pleins d’essence humaine ont-ils disparu tout au long du tourment de l’histoire? La liste n’en finirait pas, me semble-t-il. Et je penserais plutôt déménager si un jour la rue qui passe devant chez moi portait le nom d’un moujik parvenu. Donc, j’étais alors dans la cour de La Providence d’autrefois et je savourais avec extase un véritable instant de bonheur. Tous les éléments intérieurs et extérieurs étaient bien réunis à ce moment-là pour me donner une sensation inouïe de plaisir. Il faisait très beau, un vent léger et frais caressait les conifères nains et les arbres à fleurs dans le jardin. Je marchais paresseusement le long des allées bordées de gazon.

Je venais de réussir à un travail de sculpteur: à partir des éléments disparates de la matière brute j’avais abouti à une forme raffinée et merveilleuse. Je dis cela dans un langage imagé ou dans un isomorphisme d’espaces de natures différentes. Il s’agissait en fait du travail d’un professeur de français dans le domaine de la traduction. J’avais donné à mes étudiants une nouvelle écrite dans un style très original et leur avais demandé de la traduire du vietnamien en français. Ils avaient travaillé en quatre groupes et j’avais ramassé quatre traductions différentes. J’avais procédé à une correction collective des quatre traductions depuis la première jusqu’à la dernière de façon successive. La participation des étudiants avait été active et fructueuse. Ils s’étaient montrés réellement heureux de voir qu’ils méritaient quelque chose. Puis un miracle s’était produit: tous les textes corrigés n’étaient que des textes originaux simplifiés; de la part du professeur comme de la part des étudiants on n’y ajoutait aucun mot nouveau. On se bornait à rayer toutes les expressions gauches ou inutiles, tous les mots employés de trop, puis on faisait des modifications dans l’ordre des mots et des propositions pour un certain nombre d’endroits. Les quatre textes corrigés étaient sortis de leurs anciennes formes comme par enchantement et avaient ébloui pour un bon moment le maître et ses élèves. Et avec un enthousiasme mal dissimulé, le professeur avait déclaré dans une formulation presque mathématique: «Corriger c’est simplifier et ranger d’une autre façon».

À bien réfléchir un tel miracle doit être très rare, d’une probabilité extrêmement faible. C’est le cas par exemple de l’apparition de la vie sur une planète. Mais au fond j’étais le seul à savoir que mes efforts inouïs dans le passé devraient un jour recueillir leurs fruits. Juste dans cet instant de bonheur je me rappelais la rage d’apprendre que j’avais entretenue tout au long de ma jeunesse face à l’absurdité de la vie intellectuelle et matérielle de l’époque. J’avais appris les langues pendant mes «descentes à la campagne pour vivre auprès du peuple» avec des documents didactiques de fortune du type «Assimil», à savoir «L’anglais vivant», «Tell us another». «French without toil» etc., produits d’occasion chez les bouquinistes d’Hanoi juste après les accords de Genève en 1954.

J’étais devenu un enseignant solide à toutes épreuves, comme une voiture tout terrain, une «command-car» soviétique ou une Landrover britanique, prêt à servir mes élèves dans de nombreux domaines. J’avais été sûr de ma mémoire et de mes facultés cognitives. J’avais pu à tout moment distinguer le vrai du faux. Mes convictions politiques, éthiques et scientifiques étaient univoques, cohérentes et inébranlables quels que soient les bouleversements de l’histoire. J’avais porté secours à mes collègues dans de nombreuses situations délicates et quelquefois périlleuses.

J’avais essayé de survivre à toutes sortes de fanatisme, au culte de personnalité, aux maladies contagieuses chez les peuples peu instruits. J’avais essayé de demeurer toujours moi-même face à des changements de modes de vie et de modes de pensée.

Combien coûtait alors cet instant de bonheur? Je me promenais dans les allées de La Providence tout en calculant cette énorme totalité de mes efforts dans le passé. Enfin une règle à tirer de ma vie: on gagne en restant toujours soi-même!
Trương Quang Đệ

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