vendredi 15 avril 2011

L’histoire du Vietnam, vue par son compagnon de route JP Sartre


TRANSCRIPTION DE

“L'affaire de Song My : Jean-Paul Sartre” * (INA), Panorama - 11/12/1969 – 14 min 54 s

Production: Office national de radiodiffusion télévision française

Générique - journaliste: Todd, Olivier



http://www.ina.fr/histoire-et-conflits/seconde-guerre-mondiale/video/CAF86015455/l-affaire-de-song-my-jean-paul-sartre.fr.html



Transcription: Pham Thi Anh Nga



Jean-Paul Sartre, vous êtes toujours président de l’exécutif du Comité sur les crimes de guerre américains dit Tribunal Russel.


Oui.


La formation et les conclusions de ce Comité ont été très contestées. Néanmoins, vous êtes le premier organisme occidental à avoir accusé les États-Unis de crimes de guerre. Est-ce que vous avez l’impression que ce qu’on appelle, que ce que tout le monde appelle aujourd’hui le massacre de Song My, a modifié les données du problème vietnamien ou est-ce que comme l’affirme le Président Richard Nixon, il s’agit d’un incident isolé?


Je dirais que le massacre de Song My (on pourrait l’appeler comme ça parce que c’est établi) a changé les données seulement en ce sens que le peuple américain est tout à fait mis au courant du caractère particulier de cette guerre. Mais bien que ce massacre soit, par ses dimensions, probablement le plus grand et eut lieu sur place au Vietnam depuis le début de la guerre, il ne fait que révéler ce qu’est une guerre anti-populaire. Il ne fait que révéler le caractère essentiel de cette guerre. En effet, il n’y a peut-être pas eu de massacres aussi importants, mais n’oubliez pas que les ratissages supposent toujours massacres et tortures. Or le ratissage est un type même d’opérations liées à la guerre anti-populaire et que d’autre part, les déportations dans des camps dits hameaux et les emprisonnements sont en nombre considérable, outre les exécutions sommaires de nombreux prisonniers. Donc, si vous voulez, le massacre de Song My est une espèce de foyer où tout vient se répercuter.


Mais est-ce que vous avez l’impression qu’on peut vraiment faire un parallèle comme le font certains, comme l’a même fait un sénateur américain entre le nazisme et les aberrations militaires américaines au Vietnam?


Je crois que c’est toujours un désavantage de comparer une chose à une autre sans prendre beaucoup de précautions, en ce qui concerne l’histoire et la politique. Et notamment, il est très certain que la liberté de l’apport d’information aux États-Unis est remarquable, très supérieure à la nôtre comme vous le savez, mais que, et que par conséquent, le public est informé alors que, du temps du terrorisme, personne ne savait qu’il y avait des Oradours par exemple. Je ne vois de caractère commun que sur un point: le massacre de Song My est, pour le comparer au massacre d’Oradour, ce sont des formes de lutte anti-populaire. C’est-à-dire la réaction d’une armée régulière à une lutte de résistance qui est menée avec le concours du peuple.


Il y a quand même une différence essentielle: en fait les autorités militaires américaines au Vietnam n’ont jamais donné d’ordre dans ce sens, ils en ont jamais donné ; au contraire, enfin, les soldats américains au Vietnam reçoivent des consignes très précises: “Ne vous en prenez pas à la population civile. Limitez les victimes innocentes”...


Oui, je crois que ça, c’est précisément la différence qu’il y a entre les Allemands et les puritains américains, [- - - -]. Vous n’ignorez pas que / un des proverbes inventés spontanément par l’armée américaine, c’est “Tous les seuls bons Vietnamiens sont les Vietnamiens morts”.


Oui, c’est pas toute l’armée américaine. Un certain nombre de soldats... Un certain nombre de soldats. Et dans la presse américaine justement on critique ce genre d’attitude, et sans arrêt...


Oui, je vous ai parlé de la liberté de la presse, mais je vous dis encore une fois que la manière dont sur le terrain se comportent ces soldats qui sont de plus en plus dégradés, les malheureux, ce n’est pas de leur faute, pas la bête humaine, chez qui le racisme anti-asiatique devient de plus en plus fort, et dont on sait qu’ils trafiquent, qu’ils violent, qu’ils pillent, qu’ils attaquent des civils non pas du tout individuellement, comme dans les opérations qui sont en somme des vols ...


Mais précisément, en ce qui concerne Song My, les Américains, le gouvernement américain, le Président Nixon et un certain nombre de sénateurs, de représentants, et en particulier le Vice-Président Agnew, prétendent qu’il s’agit non pas de responsabilité collective mais de responsabilité individuelle, et on s’en prend en ce moment surtout au lieutenant Calley, chef de la section, accusé du massacre.


C’est-à-dire on s’en prend à un lampiste, comme toujours, à un lieutenant. Naturellement, l’armée américaine en sort vierge. Mais que pensez-vous de toutes les opérations qui ont été faites, que pensez-vous du bombardement incessant qui a eu lieu pendant des années dans le Nord, sur le Nord, et qui s’en prenait essentiellement aux civils? Que pensez-vous de ces prisons, de ces camps de déportation où l’on interdit aux familles de se retrouver, où les hommes sont ou bien mis dans une autre prison ou on les force dans les armées sud-vietnamiennes?


Oui, mais alors justement...


Comment voulez-vous que les soldats qui accomplissent ces ordres ne soient pas ou bien totalement révoltés (et il y en a en effet, heureusement) ou bien alors, petit à petit, dégradés?


Non justement, il y a beaucoup d’Américains d’aujourd’hui, d’éditorialistes ou de simples citoyens qui se posent le problème, beaucoup d’entre eux disent: il y a une différence de nature entre les bombardements sur le Nord, le Nord-Vietnam, et le massacre de la population des hameaux constituant Song My.


Il n’y a de différence de nature que parce que les choses se font de plus près, parce que les soldats ont vu qui est tué: c’est-à-dire des femmes, des enfants et des vieillards, mais lorsque vous lancez...


Mais c’est quand même très important, il nous arrive d’interroger des Nord-Vietnamiens à Hanoi, et ils disaient: Nous ne savions pas très bien ce que nous faisions, nous voyions à huit mille mètres d’altitude, alors que le lieutenant Calley et les hommes qui ont attaqué ce village, ils ont vu directement qu’ils avaient affaire à des civils, tout en croyant peut-être qu’il y avait des guerrillos du front dans les environs.


Tout en le croyant peut-être, ce qui n’empêche que ces guerrillos ne pouvaient être ni des vieillards de soixante-douze ans, comme celui qui a été massacré (on lui a coupé le menton à coups de hachette), ni des filles de quinze ans, ni des dames, des vieilles femmes, ou des femmes enceintes. On ne voit vraiment pas le rapport... En fait, ce qu’il y a de certain, c’est que / ils sont habitués à une guerre génocide (et je reviendrai là-dessus). Et quand on arrose de produits toxiques des champs et des champs et des champs pour empêcher les Vietnamiens de se nourrir, de rester dans la région où ils cultivent, à ce moment-là on fait également une action anti-populaire totale, c’est contre un peuple tout entier qu’on se met, c’est pas seulement contre un ennemi précis.


Moi je veux revenir à cette affaire de Song My. Beaucoup d’Américains et beaucoup d’Européens sont très vertueux devant cette affaire. Mais est-ce qu’il y a une différence qualitative, fondamentale entre disons les bombardements anglais sur Dresde, les bombardements atomiques américains sur Hiroshima ... et ce massacre de Song My?


Il y en a une énorme, et je vais vous la dire. Nous dirons si vous voulez que, à l’époque de l’industrialisation avancée où nous sommes, une guerre entre deux pays industrialisés et ayant à peu près le même nombre de citoyens est une guerre totale. Effectivement, à ce moment-là, il est très difficile pour une foule de raisons d’hésiter de tuer des civils, et d’ailleurs, les civils sont eux-mêmes dans la guerre. Mais ce qui, naturellement, une guerre totale est atroce, nous sommes contre toute guerre, qu’elle soit totale ou autre, mais ce qui fait qu’il y a une retenue dans une certaine mesure, c’est l’équivalence au départ du potentiel industriel des deux côtés. Autrement dit, vous avez des avions, j’en ai. Si vous me détruisez une usine, je vous en détruis une autre. Ce qui fait naturellement que, on a beaucoup parlé des bombardements par avion des Anglais à la fin de la guerre, c’est que, on voulait dire que / il y a eu le blitz débetu des avions allemands qui profitant de leur supériorité avaient bombardé l’Angleterre très sévèrement, et que c’est l’Angleterre qui a détruit finalement ou qui a beaucoup contribué à détruire la puissance aérienne de l’Allemagne. À ce moment-là en effet, ils sont allés sur Hambourg par exemple, et ils ont trouvé une ville qui n’avait plus d’autre défense que la desserte. Mais il s’agit quand même de nations qui se sont affrontées avec des potentiels industriels, des pouvoirs de feu, et, non pas équivalents, mais qui pouvaient quand même s’équilibrer pendant le temps. Tandis que, lorsqu’il s’agit de Song My, ne l’oubliez pas, toute la puissance de feu est du côté américain. C’est-à-dire que ce n’est plus une guerre totale, parce que les deux pays ne sont pas totalement en jeu tous les deux, c’est la guerre totale d’un côté, c’est-à-dire que les Américains peuvent anéantir même le peuple plus encore qu’ils ne le font, au moins théoriquement. Ils peuvent anéantir toute la population vietnamienne, tandis que les Vietnamiens n’ont aucun moyen de le faire, puisque / ils n’ont affaire qu’à un certain nombre de contingents américains.


Mais quelquefois les Vietnamiens se servent des mêmes armes condamnées légalement par des institutions comme le Tribunal Russel et vous. Vous parlez souvent des atrocités américaines ou des atrocités des Sud-Vietnamiens de Saigon, mais vous n’avez jamais parlé par exemple des massacres ou des prétendus massacres de Hué pendant le Têt lorsque les gens du Front National de Libération et peut-être les Nord-Vietnamiens ont semble-t-il également massacré un certain nombre de Vietnamiens.


Prétendus massacres. Mais je vais vous dire une chose: je me refuse, et le Tribunal entier s’est refusé, à mettre sur un même plan la violence populaire, c’est-à-dire la violence qui émane d’un pays qui est en train de se faire détruire, et qui ne doit en ce moment de ne pas être totalement détruit qu’à sa résistance, avec tous les dangers énormes que cela suppose, avec la tension perpétuelle que cela suppose, et qui n’a que peu d’armes à sa disposition, et obligé constamment de remplacer par le courage, par l’endurance, et par le fait qu’il brave tous les dangers leur infériorité d’armes immense. Donc je me refuse de mettre sur le même plan cette violence et la violence d’un grand pays, la violence militaire d’un grand pays qui n’a rien à faire au Vietnam, absolument rien, et qui, cependant, pour maintenir sa présence, fait des massacres comme ceux que nous savons, permet et réalise des tortures comme celles qui ont été prouvées. Je ne vois aucun rapport entre les deux violences. Et n’oublions pas que l’agresseur, ce n’est pas le Vietnam. Le Vietnam n’est pas actuellement, il n’y a pas de soldats vietnamiens à San Francisco, en train de menacer la ville, il n’y en a jamais eu, et par conséquent, nous avons bel et bien affaire à une violence d’agression qui, quoi qu’il se passe de l’autre côté, est intégrale. Il faut d’ailleurs que nous distinguions bien ce qu’il y a dans cette affaire. Je vous ai dit qu’il y a guerre totale dans le cas où nous avons deux nations en principe de même force qui se battent l’une contre l’autre. Dans le cas que nous avons vu, il n’y a guerre totale que d’un côté, et il faut que ce soit la paix ou la guerre totale. Autrement dit, si nous avons accusé les Américains de génocide, c’est-à-dire d’une entreprise qui vise non seulement à tuer le plus grand nombre possible de citoyens du Vietnam, mais encore de briser les structures qui permettent à un pays de vivre, les structures nationales, les structures culturelles d’un pays, c’est que la guerre qu’ils mènent est une guerre anti-populaire. Autrement dit, un certain nombre de circonstances ont amené les Vietnamiens du Sud et le Nord-Vietnam à se trouver en conflit avec un gouvernement improvisé, le gouvernement Diêm, qui a brusquement déclaré que ce qui était une ligne de regroupement, le 17e parallèle, devenait une frontière. Ces gens, comme je vous l’ai dit, surtout au Sud-Vietnam, étaient en petit nombre et peu armés. Ils ne pouvaient se maintenir qu’en étant résistants, c’est-à-dire en faisant des opérations rapides, violentes et en re-disparaissant. C’était la population qui les soutenait. Si la population vietnamienne n’avait pas soutenu le FNL, le FNL aurait disparu très rapidement. C’est grâce à cette population qu’il vit et qu’il peut agir et qu’il peut même tenir les Américains en respect. Dans ces conditions, vous connaissez la formule: guerre populaire, l’armée populaire, et dans la population comme le poisson dans un bocal. Réponse qui a été faite et par nos colonels en Algérie et qui est faite maintenant par les Américains: de vider le bocal. Ça veut dire quoi? Ça veut dire : démolissez le plus possible d’individus et de groupes au Vietnam, sans tenir compte du fait qu’ils sont ou non directement mêlés à la chose, parce que tout Vietnamien du Sud est en puissance que s’il fait partie du peuple, un allié au FNL. Autrement dit, à ce moment-là. on tue les Vietnamiens parce qu’ils sont vietnamiens, c’est exactement la même chose, et là je prends ma comparaison avec responsabilité, que lorsqu’on a détruit, que lorsque Hitler détruisait les Juifs parce qu’ils étaient juifs.


Merci.


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* Intransigeant et fidèle à lui-même et à ses idées, JP Sartre a toujours rejeté les honneurs (à l'exception toutefois du titre de Docteur Honoris Causa de l'Université de Jérusalem en 1976). Il a notamment refusé le prix Nobel de littérature 1964. (d’après Wikipedia)


Le 15 avril 2011

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Pham Thi Anh Nga

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