mercredi 30 octobre 2013

« Alexandre Dumas-père et sa littérature-spectacle » (Trương Quang Đệ)


Le présent texte figure dans la rubrique «Fenêtre», rubrique consacrée à ceux et à celles qui souhaiteraient y laisser quelques-unes de leurs traces...
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Alexandre Dumas


     Les admirateurs d’Alexandre Dumas dans tous les coins du monde se sont sentis infiniment soulagés en apprenant l’entrée de ses cendres au Panthéon. On peut espérer que cette reconnaissance officielle fondée sur l’aspiration des publics de tous les âges, sur l’opinion des critiques littéraires avisés et sur l’épreuve du temps va mettre un terme à plus d’un siècle de controverse sur cet auteur extraordinaire.
     Nous sommes une génération qui a vécu une époque intellectuelle où, pour l’auteur de Les Trois Mousquetaires, les coups de dédain l’emportaient de loin sur les coups de chapeau. En effet, pour être quelqu’un de raffiné, il fallait lire Proust, Dostoïevsky ou Kafka par exemple avec leurs romans “psychologisants” inspirés d’une âme intérieure. Alors que lire Alexandre Dumas était scandaleux, car une attitude qui persistait chez les universitaires non seulement français mais aussi étrangers ne voulait voir dans les œuvres d’Alexandre Dumas rien qu’un divertissement pur et simple. À ce temps-là la conception littéraire dominante entendait par lecture un jeu de réflexion, une aventure vers l’intérieur de l’âme humaine. Or, lire Alexandre Dumas, ce ne serait pas pour réfléchir, mais pour voir des choses qui se déroulent rapidement devant nos yeux, comme si on assistait à un spectacle. C’était pour cette raison que Flaubert disait d’Alexandre Dumas qu’il divertissait comme une lanterne magique. Et les frères Goncourt, plus caustiques encore, parlaient à ce propos d’un certain montreur de prodiges.
     Je me rappelle qu’il y a déjà plus de trente ans, j’ai participé à Hanoi à un séminaire de littérature française, animé par Françoise Corèze, une Française très proche des milieux littéraires et politiques du Vietnam du Nord et collaboratrice de plusieurs maisons d’édition dans la capitale. Un jour, elle m’a demandé quels auteurs français du dix-neuvième siècle étaient les plus appréciés au Vietnam, j’ai cité Alexandre Dumas entre autres et elle a été franchement scandalisée. Elle disait que cet auteur amusait tout le monde sans que ses œuvres soient considérées comme faisant partie de la littérature sérieuse.
     Cependant, cette attitude dédaigneuse chez les universitaires n’a pas découragé pour autant les gens, surtout les jeunes, qui lisent de tous temps  Alexandre Dumas toujours avec passion. Nous autres Vietnamiens, nous adorons Alexandre Dumas à plus d’un titre: nous retrouvons dans son style quelque chose qui est très proche de celui des grandes œuvres littéraires chinoises qui alimentent notre esprit dès notre enfance. Je dirais que si Alexandre Dumas avait pu lire les légendes chinoises ou extrême-orientales, il aurait créé des romans-fleuves du genre “Au bord de l’eau” ou “Les rêveries dans le pavillon rose”.
     Depuis longtemps et particulièrement  depuis cette dernière décennie, plusieurs experts, critiques littéraires, écrivains et enseignants  se sont livrés à la recherche du vrai charme de la littérature dumasienne et ses qualités intrinsèques. Autrement dit, plusieurs ont essayé de répondre à la question suivante: “Où se cachent exactement les attraits des œuvres d’Alexandre Dumas?”
     À l’heure actuelle, l’opinion des spécialistes est presque unanime pour dire que le charme dumasien réside dans ce qu’on pourrait appeler une littérature-spectacle ou dans une littérature qui ne donne pas à réfléchir, mais simplement à voir. Comme le montre Didier Decoin, romancier et Président de la Société des amis d’Alexandre Dumas, l’auteur de Les Trois Mousquetaires appartient davantage à la caste des écrivains spectaculaires qu’à celle des écrivains spectateurs.
     Pour saisir ce qu’est une littérature-spectacle, référons-nous à ce que dit Flaubert du style dumasien: “Les personnages de Dumas sautent des toits sur les pavés, reçoivent d’affreuses blessures dont ils guérissent (presque immédiatement), sont crus morts et reparaissent (aussitôt), et tout se mêle, court et se débrouille, sans une minute pour la réflexion” (propos cité par Francis Lacassin dans la post-face de Le meneur de loups, Édition Omnibus). On peut utiliser  cette remarque ironique de la part de Flaubert pour définir grosso modo la littérature–spectacle dumasienne fondée sur les facteurs suivants:
     D’abord, on assiste à des scènes grandioses, avec des effets visuels frappants tels que le sang qui ruisselle des marches de l’escalier de l’auberge de Caderousse et un orage qui éclate et ravage tout autour (Le Comte de Monte-Cristo). Ce facteur domine dans son théâtre. Sa mise en scène de la pièce Caligula exige cent soixante costumes et la présence sur le plateau de quatre chevaux blancs.
     Ensuite, c’est la capacité à décrire des actions et des images de façon simultanée. D’après Claude Shopp, un autre spécialiste du style dumasien, dans les entrées des grands chefs-d’œuvre de Dumas, il y a toujours vingt à trente pages qui lancent l’action à une vitesse vertigineuse. Dumas est capable d’écrire le mouvement de trois ou quatre actions simultanées qui débouchent à un nœud dramatique. On se rappelle les premières pages de Les Trois Mousquetaires par exemple. À peine a-t-on fait connaissance avec un certain personnage qu’il se livre déjà à des combats acharnés.
     Enfin, le dialogue occupe une place très importante dans l’art narratif dumasien. Il s’agit d’un va-et-vient incessant avec des interjections et des répétitions en écho. On dirait un ping-pong verbal composé de cadence, de rythme et d’allégro vivace. Les mauvaises langues disaient que c’était un astuce d’Harpagon, étant donné que le bout de ligne lui était compté au même tarif (80 centimes en l’occurrence) que la ligne entière. En réalité il s’agit là d’un excellent moyen pour reconstituer le réel. Sans doute est-ce la pratique et la maîtrise du spectacle vivant qui font de Dumas un des dialoguistes les plus percutants de la littérature. Lorsqu’on adaptait le roman Les Trois Mousquetaires à l’écran, on pouvait en garder presque tels quels les dialogues. On sait que  les écrits d’Alexandre Dumas ont la fougue du théâtre. Il suffit d’entendre les dialogues d’un certain nombre de films pour pouvoir réaliser dans quelle mesure Alexandre Dumas aide les dialoguistes d’aujourd’hui.
     Tout ce que nous venons de dire nous amène à constater  que l’auteur de Les Trois Mousquetaires était bien le précurseur de la cinématographie. En effet, celle-ci puise ses techniques dans le travail et dans le style dumasiens. Mais comment expliquer le fait qu’Alexandre Dumas seul pouvait produire cette quantité énorme d’œuvres littéraires: théâtre, romans, récits de voyage, mémoires? Il fonctionnait comme un studio ensemble avec des collaborateurs à qui il donnait des consignes précises du genre: “déplacer les scènes”, “alléger une séquence”, “ supprimer un personnage”, “ajouter un rôle” etc. On reconnaît tout de suite dans tout cela le montage d’un film.
     En 1845, Eugène de Mirecourt s’attaque à Dumas dans son livre: “Fabrique de romans, Maison Alexandre Dumas et Cie”, L’auteur de Les Trois Mousquetaires est accusé de recourir au travail des “nègres”. La réalité c’est qu’au dix-neuvième siècle, la collaboration au théâtre est pratique courante. En ce qui concerne les romans dumasiens, les collaborateurs donnent à Dumas des idées, des plans et même des premières versions. Mais c’est bien Dumas qui réécrit tout. Alexandre Dumas romancier se presse comme un réalisateur de films d’aujourd’hui. Il distribue des rôles à ses collaborateurs comme un réalisateur travaille avec ses acteurs et ses actrices dans un studio de cinéma. Une autre affinité du style dumasien et du cinéma c’est que chacun des romans de Dumas devait être publié en feuilletons, à la manière d’un téléfilm réparti en épisodes. Didier Decoin pensait que si Dumas avait connu le cinématographe, il s’y serait trouvé comme un poisson dans l’eau. Mais comme un réalisateur de cinéma, l’écrivain connaît les mêmes contraintes, par exemple la cadence infernale des feuilletons ressemble bel et bien au rythme d’un tournage.
     D’ailleurs, chaque feuilleton, comme chaque épisode de film, doit renfermer un contenu cohérent, assez autonome mais bien lié à ce qui le précède comme à ce qui le suit. En un mot, la littérature-spectacle que crée Alexandre Dumas prépare bien le terrain pour ce septième art qui naît vingt-cinq ans après la mort de l’écrivain. C’est une littérature de mouvements, d’images, d’actions.
     Une anecdote racontée par Catherine Toesca nous révèle combien le nom d’Alexandre Dumas s’attache au cinéma. En 1907, le réalisateur américain Francis Bogg et le producteur William N. Selig veulent tourner la première adaptation à l’écran du roman Le Comte de Monte-Cristo. Ces cinéastes, après avoir trouvé les lieux pour  les décors extérieurs près de Los Angeles, choisissent une colline où ils implanteront le studio pour les scènes d’intérieur. Cette colline tranquille, encore inexplorée et vierges de caméras s’appelle Hollywood!

T.Q.Đ.

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