dimanche 24 août 2008

EXPOSÉ DE SOUTENANCE DE THÈSE (2000)


“CES INTERACTIONS QUI NE VONT PAS DE SOI”
Etude des gloses métacommunicationnelles sur la rencontre Français-Vietnamiens dans des romans et récits d’expression française

PHAM THI Anh Nga
Université de Rouen - 24.11.2000

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La thèse que je présente et soutiens aujourd’hui s’intitule: «Ces interactions qui ne vont pas de soi». Etude des gloses métacommunicationnelles sur la rencontre Français-Vietnamiens dans des romans et récits d’expression française.

L’origine du choix d’un tel sujet d’étude remonte à bien loin dans l’histoire de ma vie, et seule une machine à remonter le temps peut permettre d’en raviver les souvenirs et de mettre au clair les raisons les plus éloignées de ce choix. J’aimerais vous signaler ici deux aspects parmi les différentes motivations personnelles qui m’ont conduite à cette étude:

- Le premier aspect concerne l’expérience vécue de mon père, de son vivant. Les circonstances historiques de l’époque indochinoise ont amené mon père, comme beaucoup de ses compatriotes, à s’engager dans la lutte pour l’indépendance du Vietnam, et il s’est trouvé emprisonné par des troupes coloniales françaises. Son geôlier l’a surpris un jour en train de citer des vers de Verlaine, «Le ciel est, par-dessus le toit...». Il a été aussitôt convoqué au bureau de la prison, où il s’est expliqué : il avait agi tout comme les Français vis-à-vis de leur patrie, face à l’occupation allemande. Sans pour cela nourrir une haine contre la culture et la poésie françaises. En effet, tous ses enfants, il leur a fait suivre des études dans des établissements français de l’époque, et, en tant qu’enseignant de français et de littérature française, il a fait aimer la langue de Voltaire à plusieurs générations de jeunes Vietnamiens. Il n’était pourtant pas le seul Vietnamien à adopter une telle attitude vis-à-vis des Français et de la culture française. Sans rien connaître des études qui abonderont plus tard sur la rencontre interculturelle, beaucoup de Vietnamiens de l’époque avaient un comportement qui me porte longuement à réflexion. Le bonheur et la rencontre semblent possibles dans le rapport à l’Autre et à la culture de l’Autre, malgré la guerre, et avec la guerre.

- Un deuxième aspect de mon histoire personnelle qui m’a conduite à cette étude est lié au parcours que j’ai eu dans mes études et à une illusion qui en est découlée. Depuis toujours j’ai considéré le français comme ma deuxième langue maternelle : cette langue, je l’ai apprise depuis ma plus tendre enfance. Je ne sais plus si c’était avec mes parents que j’ai connu les premiers mots de français, ou c'était à l’école primaire, chez les religieuses. Mais c’est dans cette langue que j’ai fait mes premiers pas dans le calcul et l’orthographe, dans le dessin et la chanson, et que j’ai appris à discerner le bien et le mal. Bref, à côté d’une éducation familiale tout à fait vietnamienne, j’ai reçu de l’école une «formation» française dont j’étais imprégnée presque à la façon des petits Français de mon âge. À tel point que longtemps j’étais persuadée que ces connaissances sur les Français et la culture française m’épargneraient, dans les rapports avec les Français, tout risque d’incompréhension, de malentendu, d’illusion de compréhension et de quiproquo. Ce qui n’était malheureusement qu’illusion: à côté des rencontes qui se présentent à moi comme sans «ratés», il m’arrive de vivre des incompréhensions, de me sentir «mal comprise» par des partenaires français dans le milieu professionnel ou autre, sans arriver à faire état de ces malentendus. Et ces malheurs dans la rencontre de l’Autre, j’ai constaté qu’ils étaient aussi vécus par d’autres personnes, des Vietnamiens, des Français et autres, sans qu’ils en soient vraiment et parfaitement conscients.

2. PROBLÉMATIQUE

Face à des constats de bonheur et de malheur dans les contacts interculturels, je me suis posé ces questions: Qu’est-ce qui, dans une situation de rencontre interculturelle, fait que les gens ont du mal à se comprendre? Comment la non-appartenance à une même culture explique les problèmes d’intercompréhension des individus en présence? Est-ce que les personnes de cultures différentes peuvent arriver à se comprendre?

Afin de trouver des éléments de réponse à ces questions, j’ai essayé, dans un premier temps, de consulter des études effectuées dans le domaine de l’interculturel et qui traitent des différences de comportement et d’interprétation dans la communication interculturelle. Plusieurs aspects ont été abordés dans ce cadre: entre autres, les problèmes de «face», la politesse verbale, les sujets abordables dans les conversations, etc., aspects qui sont aussi pertinents les uns que les autres dans une approche interactionnelle de la rencontre interculturelle, mais qui souvent se limitent au seul aspect abordé et ne font que contraster des comportements. Pour ma part, je me suis intéressée à un angle d’attaque qui permette d’expliciter la façon dont s’effectuent les divergences d’interprétation, les incompréhensions et les malentendus liés à la différence de culture, dans un cadre plus global et non restreint à un acte, à une contrainte de politesse ou au choix de sujets éligibles dans la conversation.

Je suis ainsi arrivée à une première formulation de la question de départ qui détermine a priori la tâche de la thèse: Comment la non-appartenance à une même culture intervient-elle dans l’intercompréhension de deux individus en présence?

Toutefois, il m’était jusqu’alors presque impossible de construire des hypothèses susceptibles d’élucider cette question de départ. C’est tout au long du parcours de recherche que les hypothèses se sont concrétisées et m’ont permis au fur et à mesure de mieux cibler la recherche, de reformuler la question de départ qui se présente alors dans ces termes: Comment la non-appartenance à une même culture intervient-elle dans le calcul du sens de deux individus en présence?, et d’en arriver à la formulation du titre de la thèse, formulation qui calque la belle expression de Jacqueline Authier-Revuz (1996), «Ces mots qui ne vont pas de soi...».

3. STRUCTURE DE LA THÈSE

Tout en essayant de respecter une composition à caractère scientifique déterminée par les normes académiques, la rédaction de la thèse se propose d’être un récit réel et suivi de mon parcours de recherche. J’ai opté en effet pour une structure de thèse qui retrace dans les grandes lignes les moments de ma recherche personnelle, à savoir le parcours épistémologique, méthodologique et praxéologique qui n’est autre que, d’une part, une interrogation que j’ai effectuée auprès des théories et études existantes puis une analyse des interactions représentées, et d’autre part, des tâtonnements et un débat interactif continuel que j’ai mené entre-temps avec moi-même, face à de multiples voies de recherche possibles.

La thèse se compose de 5 chapitres. Les premiers chapitres de la thèse reproduisent le parcours de réflexion épistémologique et méthodologique visant à trouver et à définir un angle d’attaque, un outil d’analyse et le choix du corpus étudié.

- Dans un premier temps (Chapitre 1), le recours à des études qui ont été menées sur la problématique de la rencontre interculturelle, notamment celles de T.Todorov et de M.Abdallah-Pretceille, me fournit une vue historique et substantielle de la rencontre de l’Autre, de la représentation et du jugement du JE portant sur l’Autre, des risques d’incompréhension et de malentendu entre individus de cultures différentes, et enfin, des principes qui se sont instaurés dans une approche interculturelle.

- L’objet du chapitre 2 est une réflexion fondée sur la sémantique interprétative, où le recours aux théories du calcul du sens dans l’interlocution, dont celle de B-N. et R.Grunig sert de fil conducteur, permet d’élaborer une conception synthétisante du calcul du sens et de reformuler l’hypothèse sous un angle nouveau: la non-évidence serait due au mécanisme et aux résultats du calcul du sens du dire et / ou du faire dans l’interaction.

- Dans un troisième temps (Chapitre 3), la tâche posée est la recherche des éléments observables pour une analyse du calcul du sens, au terme de laquelle les gloses métacommunicationnelles dans des extraits de corpus écrits s’avèrent pertinentes. Le corpus retenu se compose essentiellement de 3 romans et de 4 récits de voyage. Ces romans et récits sont traités de manière similaire dans l’analyse pour des raisons suivantes:

(1) le roman exotique se présente souvent comme vrai, réaliste, rapportant une connaissance, une expérience... (M.Tauriac est allé au Vietnam);
(2) le récit peut être travaillé, élaboré;
(3) l’essentiel, c’est que l’un et l’autre glosent.

C’est seulement au terme de cette étape que j’en arrive à la formulation du titre de ma thèse.

La thèse se poursuit avec deux chapitres consacrés à l’analyse du corpus, sous ses deux formes:

1. une analyse thématique transversale (Chapitre 4), qui vise à étudier les gloses portant sur des comportements interactifs dans la rencontre, tels le rire et le sourire, la non réponse ou la réponse détournée, le silence et l’usage de la langue;

2. une analyse suivie des rencontres (Chapitre 5), qui vise à étudier, à travers dix interactions et séries d’interactions réelles ou imaginées, comment s’effectuent et évoluent le ou les calculs du sens dans le déroulement des scènes de rencontre.

4. LIMITES ET ACQUIS

Les limites sont au nombre de quatre.

1. L’effort constant de m’accrocher au fil conducteur de la recherche m’a amenée à plusieurs reprises à passer rapidement sur certains points de grand intérêt certes, mais qui risquent de m’éloigner plus ou moins de la tâche principale, ou tout au moins de me retarder. Ce paradoxe s’est trouvé particulièrent pointu dans l’analyse du corpus, face à des aspects diversifiés et disparates des rencontres interculturelles représentées et de leurs gloses, et j’ai choisi de ne pas trop m’y attarder.

2. Le texte littéraire, par sa nature, favorise une lecture plurielle et chaque lecture particulière porte forcément la marque subjective de son lecteur. Cela constitue une des limites possibles dans mon exploitation du corpus, due d’une part à la part subjective de ma «réception» de ces textes littéraires, et d’autre part à une possibilité de non saisie de ma part face à d’autres potentialités de ces textes, qui sont éventuellement lisibles pour un autre lecteur.

3. C’est à travers l’analyse du cas de la rencontre Français-Vietnamiens, dont les gloses sont surtout effectuées par des Français, que j’ai abouti à quelques réflexions sur la rencontre interculturelle en général. Si cette recherche de l’universel peut se permettre à partir de l’analyse de certains cas particuliers, singuliers, l’accès à l’universel par un seul cas de figure comme j’ai procédé présente en revanche un risque de généralisation susceptible de fausser la validité des constats.

4. Enfin, c’est avec le sentiment d’un certain inachèvement que j’en suis arrivée à la conclusion de mon travail. Je ne me permets pas d’évoquer comme cause le manque de temps, car les trois années que j’ai eues pour la réalisation de la thèse est une durée convenable, bien que mes deux premières années de thèse se soient déroulées au Vietnam, loin du directeur de recherche, où je devais, en même temps que le travail de la thèse, mener une vie professionnelle et normale d’enseignante et de mère de famille.

Avec le sentiment de ne pas pouvoir répondre de manière satisfaisante à la question de départ, je me permets de rappeler brièvement les quelques éléments de réponse que le travail a pu y apporter:

1. La non-appartenance à une même culture amène le plus souvent les individus en présence à effectuer des calculs du sens dans une dialectique entre des causes culturelles et des causes non culturelles, entre des explications spécifiques et le recours à des images stéréotypées, toutes faites. Si certains se contentent le plus souvent des stéréotypes pour reconstituer le sens d’un dire, d’un faire ou d’une rencontre, d’autres recherchent plutôt des explications spécifiques et, à défaut, ou sous un coup d’émotion, recourent à des images stéréotypées (cas de sous-modalisation), mais, aussitôt la crise passée, ils les abandonnent et reviennent à la recherche des causes spécifiques.

L’analyse du corpus nous permet l’accès à une abondance de stéréotypes sur les Vietnamiens mobilisés dans les gloses effectuées de la part des Français. Ces stéréotypes peuvent être des ethnotypes (par exemple, le rire (sourire) vietnamien «qui cache», «cache une larme», «plus opaque encore que le silence», où la femme vietnamienne «exigeante, insupportable, querelleuse, rapace, rusée, menteuse, infidèle», «cette petite âme de singe dans un corps de reptile», «comme les fourmis»). Il peut aussi s’agir des sociotypes («toutes ces petites bourgeoises de Saigon, préoccupées seulement par leur toilette et leurs bijoux»). Ce sont des stéréotypes venant de l’histoire (par exemple, le mécontentement d’une Vietnamienne imputé à «l’antagonisme séculaire entre le Vietnam et la Chine»), des stéréotypes venant de l’époque coloniale («comme ils avaient raison nos ancêtres débarques sur cette terre»). Des stéréotypes liés au régime social (à propos d’un guide culturel: «c’est sa peau qu’il défend», ou, à propos de la beauté de Hanoi: «n’en déplaise aux bo-dois qui, malgré leurs intentions premières, n’ont touché à rien». Des stéréotypes venant d’un symbole de l’Asie, l’opium (à propos de la conquête de la femme vietnamienne: «Comme l’opium. Par petites doses. Boulette apres boulette. Jusqu’au moment où nous ne pouvons plus nous en passer»), et ainsi de suite.

2. La non-appartenance à une même culture favorise par ailleurs une interprétation plurielle basée sur les multiples cadres d’expérience et leur vulnérabilité, pour reprendre les termes de E.Goffman. Une même scène de rencontre peut en effet être interprétée à plusieurs niveaux d’interprétation, d’un cadre primaire à de multipes cadres de modalisation. La vulnérabilité des cadres rend possible le passage d’un cadre à un autre. Modalisation, démodalisation, remodalisation s’enchâssent ainsi au profit d’une pluralité des sens construits.

De cette façon, une scène se déroulant dans un cadre primaire peut être glosée par modalisation dans des cadres modalisés différents et entremêlés. Ainsi, une querelle dans un wagon de train entre des vendeuses et un voyageur est glosée comme un jeu théâtral, puis comme une guerre du Vietnam opposant non seulement des individus (un Nordiste et des trafiquants du Sud), mais aussi ce que les indivdus représentent: les deux moitiés du pays (Nord / Sud), des structures sociales (commerce privé / cantine collective), des modes d’activité (astuce / légalité). D’autre part, une scène d’apprentissage ou de médiation en situation d’exolingue et d’exoculturalisme (où il s’agit de cadre modalisé de nature) peut être glosée par démodalisation comme une situation d’interaction normale (cadre primaire), où ce qui est prononcé est considéré comme un contenu dit et non comme un contenu simulé ou traduit. Tel une scène d’apprentissage du bétel faisant appel à la traduction mais qui est glosée de manière abusive comme étant une scène d’interaction entre amoureux.

3. Le calcul du sens en situation interculturelle tend aussi à mobiliser des éléments spatio-temporels, socio-politico-culturels, historiques, géographiques... dans la reconstitution du sens d’un dire ou d’un faire, ou d’une rencontre. Une étape historique marquante dans le passé (l’époque coloniale et la bataille de Diên Biên Phu dans le cas de la rencontre Français-Vietnamiens, par exemple) peut notamment être ressuscitée à tout moment et se présenter comme cause essentielle dans le faisceau causal d’un comportement ou d’une rencontre; les individus sont dès lors considérés comme des sujets historiques, dont les actes sont naturels et déterminés par l’histoire, et non comme des sujets individuels capables d’actes pilotés. Le sens reconstitué peut en outre être globalisé et assigné non seulement à la rencontre entre deux individus, mais transposable dans de multiples strates et attribué à une rencontre envisagée entre deux communautés, ou même entre deux pays, entre deux «hémisphères».

4. D’une manière générale, la rencontre interculturelle, par la disparité des faits (intérieurs et extérieurs et des cadres mobilisables dans les calculs du sens, d’une part favorise considérablement la prolifération des sens construits, et d’autre part conditionne la fuite du sens, aussi bien dans le sens à gauche que dans le sens à droite. Face à cette prolifération et à cette fuite du sens dans la rencontre interculturelle, les résultats obtenus dans les calculs du sens effectués de part et d’autre des protagonistes ont de fortes chances de se décaler, d’où l’occasion de fréquents déphasages, sources d’incompréhension, de malentendus, de quiproquos, mais aussi de confrontations de sens bien intéressants.

5. Le récit de voyage et le roman exotique permettent, d’une part, l’accès du lecteur à des « dimensions cachées » de la rencontre (ce qui n’apparaît pas dans le discours ordinaire ou le texte théâtral), et d’autre part, au niveau de la narration, une polyphonie à travers de multiples dédoublements ou superpositions dans la production du sens: dédoublement des cadres d’interprétation, dédoublement du JE en JE narrateur et JE personnage, dédoublement à l’intérieur du JE personnage même, et superposition des sens produits par les différents personnages. D’une manière générale, l’intérêt du texte littéraire réside dans la possibilité d’un recul, d’un certain décalage entre le moment de l’interaction et le moment de la narration, et dans la confrontation de plusieurs focalisations possibles. Les gloses métacommunicationnelles s’y présentent comme des théories sémantiques pratiques explicitées.

6. En somme, la rencontre interculturelle présente des spécificités dans le calcul du sens:

(1) elle permet la facilité interprétative grâce au recours à la stéréotypie toujours disponible: arrêt rapide du calcul par une explication stéréotypique, justification de la non compréhension par le recours à la différence culturelle; de ce point de vue peut-être amène-t-elle hélas plus souvent à la stéréotypie qu’à la négociation.
(2) elle permet de s’affronter à la stéréotypie, à son opacité.
(3) elle peut aussi faire «expérience», faire proliférer le sens, les couches de sens.

7. En ce qui concerne la rencontre de l’Autre, entre les deux tendances extrémistes d’universalisme et de relativisme, et malgré de nombreux risques de divergences entre les sens reconstitués de part et d’autre des individus en présence, de manière générale, l’intercompréhension des individus de cultures différentes reste possible, et à des degrés variables, selon la façon dont chacun envisage la rencontre de l’Autre et la vit. Si le voyage et la rencontre de l’Autre peuvent être pour certains l’occasion de se survaloriser et de valoriser sa propre culture au détriment de l’Autre et de sa culture, où l’Autre n’est pas considéré comme une individualité humaine, comparable au JE, et que le JE lui refuse l’accès à la culture (ce qui rappelle le rapport à l’Autre chez Colon et Cortés), cela peut en revanche représenter pour d’autres une occasion non seulement de mieux connaître l’Autre, mais aussi, dans un effet de miroir et de regard, de se découvrir soi-même, de revenir sur leurs propres visions du monde et de reconnaître leurs éventuelles erreurs antérieures. De cette façon, nous retrouvons, dans les cas de figure que présente le corpus, les diverses formes de la rencontre de l’Autre et du rapport à l’Autre, du niveau le plus bas au niveau le plus élevé, le plus enrichissant. Quant à reconnaître l’Autre semblable et différent, dans ses spécificités et ses similitudes par rapport à soi, les délimitations ne sont pas toujours faciles à discerner, et chacun hésite effectivement entre des causes culturelles et des causes non culturelles.

8. Enfin, la compréhension de l’Autre s’affronte très souvent à une limite: chacun peut, dans les termes de Descartes, comprendre par l’intelligence la pensée la plus nuancée de l’Autre et envisager le pourquoi de cette pensée, sans pour autant l’imaginer, la faire sienne. D’où la part de mystère de l’Autre dans les rencontres interculturelles, qui constitue d’une part l’une des sources de malheur possibles de ces rencontres, mais d’autre part la fascination même de l’Autre et de la rencontre de l’Autre.

5. NOUVELLES PERSPECTIVES

J’envisage, en m’associant à d’autres personnes intéressées par les problèmes d’intercompréhension dans la communication interculturelle, de mener des travaux dans ces orientations:

1. la même analyse, sur un corpus littéraire vietnamien, donnant accès à des gloses effectuées du côté vietnamien;

2. l’étude des gloses portant sur d’autres rencontres: Américains-Vietnamiens, Chinois-Vietnamiens, ou Chinois-Français...;

3. des entretiens auprès de personnes ayant un riche vécu interculturel, grâce à leurs nombreux contacts avec des gens non seulement d’un même pays, mais aussi de nombreux pays, ce qui leur permet une confrontation de plusieurs vécus possibles et une perception plus globale de la rencontre de l’Autre.

... ou des orientations d’application de cette recherche dans le cadre professionnel (c.a.d. la formation de futurs professeurs de FLE), à savoir un essai d’initiation et de formation en pédagogie interculturelle qui se présente sous l’une de ces formes, éventuellement en les associant: (3 possibilités)

1. une sensibilisation systématique des étudiants à des problèmes d’intercompréhension chez des individus de cultures différentes, au foisonnement et à la fuite du sens en situation interculturelle;

2. un travail de réflexion et d’échange de propos chez les étudiants, sous forme de débats entre individus ou groupes (avec, si possible, de véritables confrontations), sur le sens qui se construit en situation interculturelle, en mobilisant leur propre vécu interculturel ou à partir des récits ou romans lus et commentés;

3. une confrontation des gloses que chacun est amené à effectuer suite à une projection de séquence filmée ou d’un film portant sur une ou des rencontres interculturelles.

CONCLUSION

Le cheminement de la thèse se présente à moi non seulement comme l’ocasion d’un parcours de recherche scientifique passionnant portant sur un aspect de la vie réelle, mais aussi comme l’occasion des réflexions personnelles et d’une ouverture vers l’Autre et la rencontre de l’Autre, et vers mon propre ego. C’est en toute connaissance de cause des risques de problèmes de compréhension (incompréhension, malentendus, illusion de compréhension, quiproquos) que j’ai à vivre la rencontre interculturelle et bien la gérer.

En ce qui concerne la rencontre Français-Vietnamiens, face au passé historique commun (l’époque coloniale, Diên Biên Phu), peut-être faudrait-il de part et d’autre, plutôt que d’en rester prisonnier comme F.Marmande pour qui «Personne n’est vraiment content depuis Diên Biên Phu», en être bien «décolonisé» à la manière de Nguyên Khac Viên, comme dans ce passage où il évoque ses souvenirs de l’école primaire:

J’ai évoqué ces souvenirs un jour chez des amis parisiens, et nous en avons bien ri de bon cœur. Mais pour pouvoir en rire sans amertume, entre Vietnamiens et Français, il a fallu Dien Bien Phu. Nous en avons ri, parce que les uns et les autres, mes amis parisiens et moi-même, nous étions bien «décolonisés».

ou encore adopter cette attitude réaliste de Guillebaud devant la jeune génération vietnamienne, ceux qui

[...] n’ont pas grand chose à dire de notre Concerto de l’adieu et de Diên Biên Phu. Disons qu’ils s’en fichent. Et c’est bien ainsi.

Bonheur et malheur sont tous les deux possibles dans la rencontre de l’Autre où rien n’est donné ni perdu d’avance. À chacun donc la tâche de trouver sa voie ou de frayer son chemin à travers les embûches, dans cette quête du bonheur épineuse certes, mais envisageable pour tous.

Un dernier mot enfin. J’ai finalement compris que, une thèse, on ne la fait pas, on vit avec. La plus grande chance de ma vie de doctorante, c’est d’avoir un directeur de thèse qui m’a continuellement accompagnée depuis le début, avec une efficacité à chaque fois surprenante. Je peux aujourd’hui affirmer, sans rien exagérer, que je retrouve la présence de mon directeur de recherche, M. le Professeur Bernard Gardin, à chaque page de ma thèse. Une autre chance, c’est que, au cours de ma soutenance de DEA, j’ai reçu de précieux remarques et enseignements du Jury, à partir desquels j’ai organisé et orienté la réalisation de la thèse. M. le Professeur Laurent Gosselin, qui faisait partie de mon jury de DEA, m’a été par ailleurs disponible, à plusieurs reprises, pour des conseils et suggestions quant à ma thèse. Une troisième chance vient de l’abondance documentation en sémantique interprétative et dans les études interculturelles dont les bibliothèques de l’Université de Rouen, du Descilac, des centres de documentation et des bibliothèques universitaires de Paris m’ont permis l’accès. Enfin, en m’adressant à Mme le Professeur M.Abdallah-Pretceille et à Mme le Professeur V. de Nuchèze, j’avoue que la chance m’a davantage souri puisque vous avez accepté de participer à mon Jury: de cette façon je pourrai aujourd’hui profiter de vos enseignements qui viennent s’ajouter à ceux dont j’ai pu bénéficier à travers la lecture de vos ouvrages.

Je remercie enfin le public d’avoir accepté de passer avec moi ce moment fort, inoubliable et de m’avoir écoutée. La présence dans ce cadre des membres de ma famille, des amis et collègues, mais aussi des personnes qui viennent un peu des quatre coins du monde et qui appartiennent à plusieurs cultures différentes, pour une soutenance de thèse portant sur la rencontre de l’Autre, m’est à la fois un soutien et une espérance.

Encore une fois, je vous remercie à vous tous.

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