Dans le cadre d’un recueil de témoignages portant sur le vécu des Français et des Vietnamiens dans leur communication interculturelle, j’ai élaboré un questionnaire de suggestions, d’abord pour un public de Vietnamiens (dont j’ai reçu 30 réponses), et que j’ai ensuite modifié (plutôt adapté) en vue d’un public de Français (avec 43 réponses). J’ai choisi, pour un essai d’analyse des opérations effectuées dans le calcul du sens, de reprendre comme objet d’analyse une fiche de réponse plus ou moins «parlante» d’un Français.
L’analyse se fait de façon suivie, traitant question par question, et porte sur la façon dont se fait le calcul du sens, à partir des indices que nous fournissent les réponses.
L’anonymat devant être garanti, j’ai éventuellement remplacé certains renseignements existant dans les réponses par des points de suspension entre crochets. En plus, par opposition aux questions, les réponses sont ici présentées en italique.
Les questions 1 et 2 permettent de fournir deux réponses: une qui affiche le stéréotype (question 1) et l’autre présentée comme personnelle (question 2). Elles essaient par là aussi de rassurer les personnes interrogées du fait que celles-ci se situent ainsi à un certain «recul» par rapport au commun. Ce qui est bien assumé ici: les traits généralement reconnus dans le comportement des Vietnamiens sont bien positifs (stéréotypes positifs), alors que la personne interrogée a retenu et cité des traits négatifs. Le seul trait (apparemment) positif («intelligent») n’est en fait qu’un résultat déduit à partir des traits négatifs («donc»).
En plus, la question 2 laisse une modalisation permettant de répondre sans trop y être engagé («plutôt»), mais cette marge a été refusée par la personne interrogée: elle l’a rayée. Cette attitude déterminée qui sera confirmée tout au long du témoignage s’explique ici même par sa «connaissance» des Vietnamiens, sa «pratique» de longue date («30 ans») des Vietnamiens, et son «attitude de ne pas [se] contenter des apparences», ce qui n’est pas, par déduction, le cas d’autres personnes.
Pour la personne interrogée, le vrai sens échappe aux autres, et elle seule le connaît.
Confirmation de l’attitude déterminée par une distinction bien nette entre un Vietnamien avec un autre Asiatique, surtout avec un Cambodgien («oh oui!» marquant une évidence indéniable).
Cette question (avec ses détails) vise à configurer approximativement le vécu des contacts que la personne a eus avec les Vietnamiens (lieu, temps, fréquence, nombre et âge des interlocuteurs...). Les réponses en sont précises, plus qu’il le faut: «tous les jours» («ou presque» est rayé), ajout de «plus de 1000, même», de «toutes les tranches d’âge», le fait de cocher les réponses proposées ne semble donc pas satisfaisant.
Le choix de la langue utilisée ici ne vient pas de la méconnaissance de la langue vietnamienne, que la personne interrogée connaît bien. Cependant il y a en cours un abandon de la langue vietnamienne (un désamour), et la personne a choisi de parler «sa» langue et de «contrôler» le travail de traduction effectué dans la communication: les malentendus dus à la langue devraient donc être écartés.
La réponse «optimiste» est immédiatement suivie d’une explication pessimiste, dans laquelle on notera une «survalorisation» de l’autre (stéréotypes du Vietnamien habile et du Français simple). Contrairement aux attentes des questions 6 et 7, où les «problèmes» sont considérés comme de vrais problèmes, le choix de la réponse et les explications qui l’ont suivie traitent ces «problèmes» d’apparents, ce qui va dans le même sens que l’explication fournie en réponse à la question 2.
Les autres Français auraient ainsi interprété le comportement des Vietnamiens en se basant sur «l’apparence», sur l’ «image uniquement positive» que leur donnent les Vietnamiens. Pour la personne interrogée, l’habileté des Vietnamiens consiste à avoir bien fait leur calcul du sens, par anticipation, et les Français, n’ayant pas pu reconstruire ces causes, ne saisissent pas le vrai sens (qu’elle seule connaît).
La réponse laisse supposer que la personne a eu de graves déceptions auprès des Vietnamiens connus depuis longtemps: à un moment donné, leur «masque» lui avait donné une bonne image d’eux qui «du coup» s’estompe. Nous y voyons un calcul du sens qui se fait par réitération, de ce qui a été interprété (sous l’effet du masque) et qui se transforme avec la disparition du «masque». Une bonne part de ses sentiments et éventuellement de ses jugements et perceptions préalables ont affecté son calcul du sens. La généralisation de cette image négative tend à construire un stéréotype qui se confirme chez la personne, et si ce n’est pas le cas, il existe un débouché: «mes amis», cas exceptionnel.
La personne semble insatisfaite de la question qui pour elle ne touche pas le point crucial du vrai problème: il ne s’agirait jamais de malentendu, mais de «roublardise». La question qu’elle a ajoutée, pour elle, servirait à ajuster la question (c’est ça qu’il faut demander, c’est ça la bonne question). L’idée que la personne s’est faite des Vietnamiens le permet de s’y adapter, en adoptant «le système de pensée et le comportement» de ses interlocuteurs. Loin de ce que nous avons analysé en termes d’«acculturation», cette «adaptation» ne vient pas d’une négociation du sens, mais d’un sens qu’il se construit seul, qui lui est le sens réel. Le terme «malin» réapparaît pour la troisième fois. On comprend ici le «oh oui!» de la réponse à la question 3.
L’image que la personne pense que les Vietnamiens se font des Français («stupides», «généreux») correspond tout à fait à l’opposé de ce que lui apparaissent les Vietnamiens (cf question 2: «malins», «profiteurs», «donc intelligents»). Quant à «paresseux», il est l’opposé de «travailleur» (qui appartient au stéréotype fourni en réponse à la question 1).
Confirmation de la méfiance vis à vis des Vietnamiens et de leur communauté, même en
«Véritable délicatesse»: déconstruction du stéréotype «les Vietnamiens sont fins, délicats». En plus, la réponse est cohérente avec ce qui précède.
Le cadre du questionnaire ne semble pas suffire à la personne, pour exposer tout ce qu’elle pense des Vietnamiens. Une anecdote ne pourrait non plus lui suffire pour représenter un Vietnamien: d’où le renvoi à un chapitre de son livre (renvoi répété en trois fois), chapitre qui ne reflèterait pourtant que «le quart» de ce qu’elle pense des Vietnamiens. Et «la coupe» n’est pas encore «pleine». Mais apparemment, elle continue en tout cas à avoir des contacts avec les Vietnamiens, en attendant «le jour où ‘’la coupe sera pleine’’».
En résumé, bien que ce témoignage soit un peu «original», en ce sens qu’il accède à certaines limites du commun (le commun qui se caractérise par la simple «gêne», l’«étonnement» face à un comportement étrange, et qui aboutissent à des malentendus), c’est surtout un bel exemple de réinterprétation (de réitération, dans les termes de B-N.Grunig). Il montre comment on n’échappe pas au stéréotype. La personne avait manifestement au départ des stéréotypes qui se sont non pas modifiés mais complètement inversés, du moment où les Vietnamiens «n’ont plus de masque».
Documents de référence:
GRUNIG B-N., GRUNIG R., 1985, La fuite du sens. La construction du sens dans l’interlocution, Collection LAL, Hatier, Paris, 255 p.
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