samedi 19 novembre 2011

Maître Âu : « Modeste je vis, modeste je mourrai… » [Troisième partie]

« Modeste je vis, modeste je mourrai ; mais si je puis laisser dans vos esprits les idées vraies et généreuses, ce sera pour moi la plus douce des récompenses et la plus belle des gloires.[…] » (Guyau, Le maître et l’élève)


Ce texte qui tente de retracer un portrait de mon père défunt, Monsieur Phạm Kiêm Âu, est conçu “sur commande” pour une étude portant sur l’ « Education des filles et émergence des élites francophones au Viet nam de 1920 à 1945 : quel héritage ? ». Les sources d’informations en sont nombreuses : réponses à un questionnaire élaboré en vue de recueillir des témoignages, échanges d’emails avec / entre anciennes élèves et / ou ancien(ne)s collègues de Maître Âu, récits et correspondances pré-existants le concernant…, sans oublier une documentation riche et plus ou moins éparpillée de notre famille. L’accent y est mis sur l’image de Maître Âu dans les yeux de ses anciennes élèves, et sur quelques traits essentiels des grandes étapes de son existence.


(Suite)


4.2. Patriotisme et rapport avec “l’Autre”


Mais l’aspect le moins connu de la vie de Maître Âu doit être celui lié à ses activités de jeunesse dans le Sud du pays, la Cochinchine. En effet, engagé dans le mouvement révolutionnaire depuis 1936, il faisait partie des troupes des professeurs Hà Huy Giáp et Tam Ích. Il lui arrivait d’être arrêté, puis emprisonné. À la reprise de la Cochinchine par l’armée coloniale, il continuait à participer aux mouvements de résistance en plein Saigon. Suite à la manifestation générale visant à revendiquer la délivrance de l’élève Trần Văn Ơn, il était de nouveau arrêté puis expulsé de la Cochinchine en 1950. Exilé à Đồng Hới (Quảng Bình), il enseignait jusqu’en 1953. N’ayant pas l’autorisation de revenir dans le Sud, il s’installait en 1954 à Huế et continuait à enseigner.


Monsieur Phạm Văn Bạch, Juge en chef de la Cour Populaire Suprême du Vietnam, (jadis l’un de ses professeurs et Leader du Mouvement de Résistance en Cochinchine), a signé vers 1985 une attestation qui mentionne ainsi le cheminement patriotique de Maître Âu (extrait) :


« - Quand la Révolution d’Août s’est éclatée, il s’est engagé volontiers dans l’Organisation des Jeunes Volontaires[1] à Cần Thơ (Cochinchine), le leader de cette organisation en Cochinchine étant alors Docteur Phạm Ngọc Thạch.

- Ensuite, il a été sélectionné pour faire partie du Comité de Propagande des Việt Minh de la province de Sóc Trăng en Cochinchine.

- Depuis 46, date où j’ai quitté Saigon[2], il s’y est rendu clandestinement pour participer aux activités révolutionnaires.

- En 50, il a été arrêté par les Services Secrets français et leurs alliés, et emprisonné pendant un mois. Puis le Deuxième Bureau de l’armée française l’a fait prisonnier, en raison de sa participation à l’Organisation des Jeunes Volontaires, et pour avoir de ses mains utilisé des tiges de bambou pointues[3] pour lutter contre les Français.

Quatre mois plus tard, ses peines de prison expirées, il était libéré. Mais trois jours après, les Services Secrets de l’ennemi l’ont de nouveau arrêté.

Malgré les menaces, les tortures et les tentations de la part de l’ennemi, il restait déterminé dans son point de vue, alors les Français et leurs alliés l’ont envoyé en exil à Đồng Hới (Quảng Bình).

Vers la fin de la Résistance contre l’occupation française seulement, il a été libéré. […] »[4]


Toutes ces précisions devraient expliciter cette devise de Maître Âu : « La Patrie par-dessus tout – Tout pour la Patrie – Pour la Patrie, rien que pour la Patrie »[5], mais elles ne l’aidaient pas pour autant à … récupérer sa retraite, ou plutôt ses “indemnités de couverture sociale”, face au décret 236/HĐBT signé le 18.9.1985, qui consiste à couper toute indemnité aux personnes ayant eu moins de 15 années d’ancienneté consécutives (les années de labeur d’avant 1975 n’étant pas prises en compte). Modestes il est vrai, mais ces “indemnités” représentaient, en fin de compte, un minimum de reconnaissance... Brutalité et amertume que Maître avait du mal à digérer, après tant d’années de dévouement…













Les dernières années

À gauche: Des anciennes élèves de ĐK avec Messieurs Cao Xuân Duẫn et Phạm Kiêm Âu, le 20.11.1993 (Đồng Khánh Mái trường xưa, 1994) – À droite (de g. à dr.): Messieurs Nguyễn Hứa Thảo, Phạm Kiêm Âu, Nguyễn Văn Minh, Nguyễn Đình Hàm, vers 1993.


Finalement, c’est avec bon sens et optimisme qu’il s’est confié ainsi à l’un de ses gendres (en langue vietnamienne, dont voici la traduction) :


« Je me sens dans l’obligation de te dire : Ma récompense dans tout cela, comme toujours, c’est que :

- Je n’ai pas honte en regardant qui que ce soit: enfants, gendres, brus, petits-enfants, parents, ami(e)s, la société…

- car j’ai rempli MA TÂCHE, j’ai tout mobilisé de ma santé, de mon esprit, de mon cœur pour servir LA PATRIE.

Je n’ai qu’un seul regret, c’est que les circonstances ne m’ont pas permis de faire davantage. » [4]






























Les funérailles de Maître Âu (septembre 1994)

En haut : (gauche) Des anciens collègues, réunis face à l’école Đồng Khánh-Hai Bà Trưng pour lui faire leurs adieux (Lá Thư Phượng Vỹ 1995) – (droite) Une ancienne élève (Hoàng Hương) en deuil de son Maître.

En bas: (gauche) Ses collègues et ses anciennes élèves de ĐK au cimetière (ĐK Mái trường xưa 1997) – (droite) Sa femme et ses enfants (le surlendemain) (Quốc Học-Đồng Khánh, Xuân Ất Hợi 1995)


Six ans après son décès, loin du Vietnam, c’est avec du recul que je me suis aperçue de l’impact considérable de Maître Âu (à la fois mon père et mon Maître) sur mes pensées, mes réflexions, mes choix dans la vie et dans les recherches. Mon exposé de soutenance pour une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Rouen (France) a débuté dans ces termes :


« La thèse que je présente et soutiens aujourd’hui s’intitule : ‘'Ces interactions qui ne vont pas de soi. Etude des gloses métacommunicationnelles sur la rencontre Français-Vietnamiens dans des romans et récits d’expression française.


L’origine du choix d’un tel sujet d’étude remonte à bien loin dans l’histoire de ma vie, et seule une machine à remonter le temps peut permettre d’en raviver les souvenirs et de mettre au clair les raisons les plus éloignées de ce choix. J’aimerais vous signaler ici deux aspects parmi les différentes motivations personnelles qui m’ont conduite à cette étude :


- Le premier aspect concerne l’expérience vécue de mon père, de son vivant. Les circonstances historiques de l’époque indochinoise ont amené mon père, comme beaucoup de ses compatriotes, à s’engager dans la lutte pour l’indépendance du Vietnam, et il s’est trouvé emprisonné par des troupes coloniales françaises. Son geôlier l’a surpris un jour en train de citer des vers de Verlaine, « Le ciel est, par-dessus le toit... ». Il a été aussitôt convoqué au bureau de la prison, où il s’est expliqué : il avait agi tout comme les Français vis-à-vis de leur patrie, face à l’occupation allemande. Sans pour cela nourrir une haine contre la culture et la poésie françaises. En effet, tous ses enfants, il leur a fait suivre des études dans des établissements français de l’époque, et, en tant qu’enseignant de français et de littérature française, il a fait aimer la langue de Voltaire à plusieurs générations de jeunes Vietnamiens. Il n’était pourtant pas le seul Vietnamien à adopter une telle attitude vis-à-vis des Français et de la culture française. Sans rien connaître des études qui abonderont plus tard sur la rencontre interculturelle, beaucoup de Vietnamiens de l’époque avaient un comportement qui me porte longuement à réflexion. Le bonheur et la rencontre semblent possibles dans le rapport à l’Autre et à la culture de l’Autre, malgré la guerre, et avec la guerre.


[…] »


Tout récemment, le 19 mars 2011, a eu lieu la réunion annuelle des anciennes élèves ĐK à Huế. J’y étais présente, en tant que membre de ĐKG et aussi parce que Madame Nguyễn Khoa Diệu Huyền, représentante de ĐKG à Huế, avait insisté. J’ai entendu, pendant la cérémonie, Monsieur Châu Trọng Ngô prendre parole au nom des anciens enseignants, et le nom de Maître Âu, entre autres, a été prononcé solennellement par lui… De même, dans les rangs, quelques anciennes ĐK se sont communiqué une photo de classe, celle qui faisait le “privilège” des anciennes élèves de Maître Âu, à l’époque.


Une “présence”, malgré tout, sans être là, après tant d’années…


Photo de classe de jadis

(Réunion annuelle d’anciennes de ĐK 2011)



Et pour ne pas en finir…


Si j’ai pu entretenir ce portrait riche en détails et en vécu de Maître Âu, c’est grâce à l’aide considérable de plusieurs personnes : Monsieur Lê Khắc Dòng, un ancien collègue de mon père, qui m’avait suggéré de participer au groupe ĐKG (Đồng Khánh Group) afin de pouvoir bénéficier des échanges entre anciennes élèves concernant leur Maître Âu, plusieurs des anciennes élèves du lycée-collège Đồng Khánh qui, non seulement se sont donné la peine de répondre au questionnaire d’enquête ou de me fournir des documents significatifs pour mon travail (photos de l’ancienne époque, récits ou poèmes, bulletins ou recueils publiés…), mais ont aussi essayé de transmettre par email mon message à d’autres personnes, ou ont imprimé et ont fait photocopier le questionnaire d’enquête pour le mettre à la disposition de plus de personnes. Je leur dois donc mes sincères remerciements. Mes remerciements vont de même à des anciens collègues de mon père (Messieurs Võ Đăng Nam, Lê Quân Thuỵ, Nguyễn Hứa Thảo et, tout particulièrement, Madame Nguyễn Thị Hạnh Phước), pour leurs encouragements et du renfort renouvelés à plusieurs reprises, des documents, photos… qu’ils ont au fur et à mesure mis à ma disposition. Sans oublier mes remerciements à Madame Thái Thị Ngọc Dư, ancienne élève aussi du lycée-collège Đồng Khánh, représentante de l’équipe de chercheurs universitaires français et vietnamiens, ceux qui ont eu l’initiative pour un “portrait” de Maître Âu.


Il m’est impossible, dans le cadre de ce texte, aussi condensé soit-il, de tout mentionner sur Maître Âu. Je formule donc pour cela mes excuses, mais aussi mon engagement pour une suite prochaine. Pour le moment, je profite de ce “rassemblement général” des anciennes élèves ici mentionnées pour essayer de leur servir, en quelque sorte, de "médiateur” et de “transmettre” à leur Maître des messages que certaines d’entre elles auraient aimé lui adresser, tel un bâton d’encens, sacré et magique, susceptible de joindre ce monde terrestre à l’au-delà :


« 1. Supposons que maintenant je peux rencontrer Maître et lui parler. Je lui demanderais pardon pour tout ce qui est arrivé quand il m’a grondé et que j’ai protesté. J’étais en désaccord avec presque tout ce qu’il disait, jusqu’au jour où, après les études, je suis devenue enseignante dans la même école que Maître. Je me suis mise alors en accord avec lui à presque 100% […]. 2. J’aimerais aussi lui dire qu’il a des enfants excellents que j’ai eu l’honneur de connaître ou que je connais, pas directement, mais de nom. » (Vương Thuý Nga) – « Je dirais : “Maître, je vous aime. Je vous remercie parce que vous m’avez fait aimer et choisir ce métier d’enseignant comme vous. À tout moment je m’efforce de suivre votre exemple pour aimer et me dévouer à mes élèves. » (Vương Thuý Loan) – « J’aimerais bien revoir Maître pour lui dire la profonde reconnaissance de mon cœur pour les peines qu’il s’est données pour m’enseigner et m’éduquer, ce que durant tant d’années passées je n’ai pas pu exprimer à temps. Et j’aimerais lui dire : oh Maître, nous vous aimons et nous vous respectons toujours. » (Mai Băng Thanh) – « Merci Maître de nous avoir enseigné et éduqués. » (Công Huyền Tôn Nữ Thu Quỳ) – « Maître, je regrette d’avoir été trop petite à l’époque pour savoir vous dire merci. » (Đoàn Phương Mai) – « Je dirais que je remercie beaucoup Maître. Parce qu’il nous a été un modèle éclatant, nous, des générations qui ont le grand bonheur de l’avoir eu comme professeur. Et que même s’il est parti pour un lieu éloigné, il restera toujours un modèle éclatant pour mes enfants, des enfants nés après la libération, pour comprendre et vivre dignes d’être citoyens du Vietnam. » (Nguyễn Thị Kiều Hạnh) – « Merci Maître d’avoir bien guidé vos élèves. » (Nguyễn Anh Phi) – « Je remercierais Maître de m’avoir donné des jours mémorables. Pour une élève étourdie, qui regardait à travers la fenêtre plus qu’elle ne prête attention à ce qui se passait dans la classe, j’ai gardé presque très peu de souvenirs des autres cours, mais je me rappelle surtout Maître. Je regrette de n’avoir pas eu l’occasion, pendant les années pénibles du pays, de l’aider un peu. Même si pour moi la vie à l’étranger était aussi dure, mais sans doute c’était beaucoup moins difficile que pour Maître. » (Đặng Ngọc Lệ Khánh) – « Je regrette de n’être pas venue vous rendre visite pendant les derniers jours de votre vie. Ce que vous m’avez enseigné, je continuerai de transmettre aux jeunes appartenant à des générations postérieures. Veuillez bien m’en excuser. » (Trương Thị Huệ) – « Supposons que je pourrais rejoindre Maître et lui parler. Je lui dirais alors : “Maître, votre départ a laissé un vide que rien ne peut combler. J’ai été triste pour cette perte, mais plus je vis, plus je m’aperçois que peut-être est-il bon que vous soyez parti ainsi, car alors vous n’auriez plus à témoigner des troubles, monopolisations, décadences dans tous les domaines de la société, même dans le domaine éducatif où vous avez semé des bourgeons à tant de générations. Si vous étiez encore en vie, vous seriez fort déçu et malheureux. Plus je vis, plus je réalise combien ce que vous m’avez enseigné est vrai, oh Maître, comme par exemple vous avez dit que la vie ne réserve pas la meilleure part à la personne la plus digne. Qu’il faut s’efforcer d’entrer par la porte étroite, car le chemin spacieux ne mènerait qu’au gaspillage et à la perte. Ainsi disait Gide, et vous me l’avez conseillé de même, mais sur dix personnes neuf déjà choisissent le chemin spacieux, oh Maître. Plus facile pour marcher, et aussi plus facile pour se mêler aux autres. Par la porte étroite, on doit bien se trouver isolé, seul. Mais c’est le sort que j’ai choisi, car j’ai voulu être moi-même, comme vous me l’avez conseillé autrefois. Soyez vous-même. » (Nguyễn Thị Thuý Loan) – « Je ne saurais que lui dire merci. Le sort a voulu que je parte pour la France, et c’est grâce à Maître que tout le monde dans ma belle famille me respectait (pour mes connaissances sur la littérature française). C’est pourquoi la première chose que j’ai faite en arrivant à Paris, c’est demander à visiter le Château de Combourg, y rester étendue sur la pelouse, regarder les nuages voler dans le ciel pour penser à Chateaubriand et bien sûr pour penser à Maître. J’ai envoyé des photos au Vietnam, il était extrêmement étonné. » (Hồng Hạnh Luguern)
















Carte de vœux de Ngô Vũ Quỳnh Dung à Madame Phạm Kiêm Âu

(début 2001, plus de 6 ans après le décès de Maître Âu)



Achevé le 20 mai 2011 à Huế (Vietnam)

Phạm Thị Anh Nga


BULLETIN "GENRE ET SOCIÉTÉ", Université Hoa Sen, No 5, Septembre 2011

http://gas.hoasen.edu.vn/bantingas/no5/fr/index.html



(À suivre, pour les annexes)



[1] Thanh Niên Xung phong

[2] Monsieur Phạm Văn Bạch continuait encore à être dirigeant du Mouvement à Saigon.

[3]tầm vông vạt nhọn’, armes rustiques fréquemment utilisées par les Jeunes Volontaires de l’époque

[4] Extraits de la lettre écrite le 6 septembre1988 par Maître Âu à l’un de ses gendres, Bửu Nam.

[5] De son vivant, Maître Âu n’a jamais adhéré à aucun des partis politiques.

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