à Nanon Gardin
PHAM THI Anh Nga
E.S. de Langues Étrangères - Université de Hué
Vietnam
J’envisage, dans cet article, un essai de témoignage de la façon dont Bernard Gardin se manifestait dans certains de ses discours écrits et oraux, pendant et après l’accompagnement qu’il avait assuré pour la réalisation de mon rapport-projet de DEA et de ma thèse de doctorat. Discours que j’ai pu recueillir et conserver (correspondances via internet, remarques ou observations de mes étapes et travaux de recherche, consignes de travail, rapports de soutenance enregistrés ...) ou, à défaut, discours que j’ai pu garder en mémoire malgré les péripéties et le temps qui passe. Cet essai de témoignage se situe sous l’angle d’une approche du «bien dire» et du «dire difficile»; et pour ce, je m’appuie essentiellement sur les deux articles publiés de Bernard Gardin, mentionnés en fin de ce texte.
Et puisque «les discours ne sont pas homogènes mais sont comme des paysages avec plaines monotones, collines attrayantes et parfois sommets accrocheurs» (Gardin 1993 p.30), j’essaie de dégager, d’une part, ce qui pourrait être considéré, dans le dire de Bernard Gardin, comme «collines attrayantes» et «sommets accrocheurs» par opposition à des «plaines monotones» et, de l’autre, ce qui constituerait le dire difficile dans certains de ses discours.
1. Du bien dire ...
Tout discours suppose la présence d’un locuteur et celle de son ou ses interlocuteurs (en situation de face-à-face comme dans une communication différée), et la reconnaissance d’un bien dire exige «certaines propriétés auxquelles seraient sensibles individuellement et collectivement les interlocuteurs.» (Gardin 1993 p.35). En effet, l’auto-évaluation et l’hétéro-évaluation peuvent s’y trouver intimement liées. En 1997 (année du Buffle selon le calendrier lunaire), comme dans les années précédentes, la fête du Nouvel An lunaire (qui tombait cette année-là sur le mois de février) était célébrée dans les locaux du Descilac
«J’ai été bien heureux d’avoir de vos nouvelles et aussi bien attristé en ce qui concerne votre santé. Faites ce qu’il faut et soyez au séminaire en décembre, peut-être faut-il être un peu moins buffle un petit moment... [...] A bientôt donc. Votre prof plutôt buffle aussi» (Gardin @ 6.11.1998)
«N’oubliez pas de venir avec tous vos papiers (corpus rédactions brouillons...) mais ne fatiguez pas le buffle excessivement si vous n’êtes pas en forme» (Gardin @ 7.12.1998)
Personnellement (et pour reprendre les termes de nos linguistes dont faisait partie Bernard Gardin), je constate que ce qui aurait pu être ici un «raté» ou un «mal dit» s’est miraculeusement métamorphosé pour aboutir à un «bien dire» apprécié par son auteur et ses interlocuteurs, qui reprennent tous volontiers le mot.
1.2. Quand le sens n’est pas dans les mots
Cette reprise de l’image du «buffle» (avec glissement du positif au négatif puis l’inverse) s’accompagne par ailleurs de celle de l’image de la «momie» (image plutôt négative) dans l’identification de l’autre. À une réception amicale à Asnières, où la famille Gardin accueillait chez eux tous les étudiants étrangers du Descilac, l’un des sujets de conversation tournait autour d’une prochaine mission au Vietnam de Bernard Gardin (accompagné de son épouse). Alors que j’insistais pour qu’ils pensent à venir à Hué (ancienne capitale impériale du Vietnam, avec ses patrimoines historiques et culturels), Bernard Gardin a affirmé, sur un ton excessivement sérieux, qu’il n’y avait dans cette vieille ville rien d’intéressant, à part les momies. J’ai pris du temps pour pouvoir accéder à la signification de ce fin clin d’œil, et à réaliser enfin qu’il ne fallait surtout pas se fier aux sens premiers de «ses mots», et que ce n’est pas du tout ça qu’il voulait dire, qu’il me fallait chercher la signification ailleurs, au-delà des mots.
Si Bernard Gardin n’hésitait pas à agir de la sorte, c’est sans doute qu’il supposait que ce glissement de sens devrait être reconnu (aussitôt ou à retardement) par l’autre. C’est dans le même sens qu’il tentait la qualification de l’autre de «momie-buffle»:
«Avec mon meilleur souvenir de notre passage chez les momies ... mais quelle sorte de bête est-ce qu’une momie-buffle?» (Gardin @ 6.11.1998)
C’est aussi dans ce sens que j’ai perçu, au niveau de la réception, certains des discours de Bernard Gardin, dans la formulation de ses recommandations, au moment de la finition de mon DEA:
«Juste pour vous embêter. [...]»
... ou, lorsque je suis venue lui demander un dernier conseil, dans la période qui précédait ma soutenance de thèse, et en présence d’autres étudiants qui, ne connaissant pas son mode de (bien) dire, se sont montrés étonnés face à l’attitude de Bernard Gardin (qui gesticulait, me montrait la porte et criait plus qu’il ne parlait) et à la mienne (comme si de rien n’était):
«Allez-vous en. Je ne veux plus de vous.»
Effectivement, ce n’est pas du tout ça qu’il voulait dire.
Il n’est par conséquent pas facile de reconstituer les faisceaux du dire de Bernard Gardin si on n’est pas bien averti. Ce qui m’est arrivé plus d’une fois. En 1999, à l’approche d’une session de soutenance de DEA organisée dans le cadre du télé-enseignement de l’Université de Rouen et qui se déroulerait à Hôchiminh-ville (Vietnam), je pensais y aller quand j’ai reçu son courrier électronique:
«[...] Qu’allez-vous faire à HCMV repasser votre DEA, mais vous l’avez eu, seriez-vous devenue amnésique ou hypermodeste [...]» (Gardin @ 3.8.1999)
J’ai commencé par décoder automatiquement le message et tristement décidé de ne plus partir. Aussitôt il m’a répliqué:
«J’espère que vous irez avez-vous pris mes propos au sérieux?????» (Gardin @ 18.8.1999)
Labyrinthe où a priori je me perdais. Avec du recul, il devait s’agir là d’une évaluation de la part de Bernard Gardin de la réception que j’avais eue de son dire, et d’un «rappel à l’ordre» (le sien, tout à fait original, selon lequel il ne fallait surtout pas «prendre ses propos au sérieux»!). Ce qui m’a obligée de revenir sur mes interprétations antérieures et m’a permis de retrouver le fil d’Ariane.
1.3. L’effet quand même
«je vous promets de ne pas attenter à ma personne, d’éviter les couteaux et les hélicoptères [3]» (Gardin @ 18.1.1999)
... ou en faisant part des dernières nouvelles de sa famille :
«Savez-vous que nous vendons la maison et allons devenir parisiens (en appartement ou sous les ponts si on ne trouve pas autre chose)» (Gardin @ 3.8.1999)
«Nanon est en train de scier une planche en ce moment et vous embrasse, ce qui est dangereux quand on a une scie dans la main» (Gardin @ 24.6.2001)
1.4. Reprise par séquence du discours d’autrui avec production de sens
Un autre aspect dans le bien dire de Bernard Gardin consiste à reprendre les mots d’autrui (extraits de textes littéraires ou de presse, réponses au questionnaire d’enquête ... servant de corpus d’analyse) tout en les remotivant, et par là leur attribuer de nouvelles dimensions sémantiques. Il ne s’agirait pas là de simple reprise par évaluation positive du discours d’autrui. En effet, la plupart des termes ou passages repris ont été a priori analysés dans un sens plutôt négatif, dénonçant une attitude de sur-estimation de soi ou une représentation réductive de la réalité ; bref, «scandaleux et en tous points contraires à nos convictions» (Gardin 1993 p.34). Tel est le cas de cet extrait de fiche de réponse à un questionnaire d’enquête, où la personne enquêtée (un Français) avait rempli les cases pour en arriver à ces affirmations (les réponses sont en italique) [4]: -1. Les Vietnamiens sont généralement réputés dans leur comportement de :
1- courageux / 2- travailleur / 3- intelligent
2. Personnellement, vous trouvez que ce qui représente le plus les Vietnamiens dans leur comportement, c’est (plutôt) [5] :
(a) Profiteur / (b) Malin / (c) donc : intelligent
Pour quelle(s) raison(s) ?
Parce que cela fait trente ans que je les connais, que je les «pratique» et que je cherche à ne pas me contenter des apparences. Hélas (pour eux...) j’y suis arrivé.
«Parce que cela fait deux ans que je la connais, que je la «pratique» et que je cherche à ne pas me contenter des apparences. Hélas (pour elle...) j’y suis arrivé. »
Août 1997, à Asnières, suite à une séance de travail «pour le post-DEA» (comme disait Bernard Gardin) où nous avions analysé ce même extrait de Marmande, alors que, accroupie, j’essayais d’allumer un petit feu dans le jardin pour faire griller des bars (de vrais, pêchés la veille au Havre), et qu’il se tenait debout à côté. De sa voix de comédien, il a repris ces mots:
«L’accroupissement est un signe d’Orient. Debout, je me découvre grand.»
La reprise ainsi effectuée du discours d’autrui, avec légère modification (dans le premier cas) ou tel quel (dans le second cas) témoigne d’un bien dire où des «énoncés qui sont d’abord soumis à de fortes réprobations au moment de leur émission comme non conformes au réel» font «l’objet de reprises nombreuses, la part d’humour qui accompagnait ces réemplois ne cachait pas la séduction de la formule» (Gardin 1993 p.34). Bien dire avant tout de la personne qui découvre le discours, le réemploie, le remotive. S’agirait-il aussi du bien dire du véritable auteur du discours (Marmande ou la personne enquêtée) ? J’ai une hésitation: on pourrait à propos se demander si le réemploi n’était pas une «répétition parodique» définie en ces termes: «On reproduit alors, avec colère ou de manière atone la formulation existante que l’on dénonce ainsi comme cliché ou comme fausse: il s’agit alors du degré zéro de la résistance; mais rien ne vient remplacer l’énoncé ainsi nié. Dans la problématique de Volichinov l’opération consiste à vider l’énonciation de son orientation, de fait à dénoncer les mots comme mots, à nier leur conformité au réel.» (Gardin 1988 p.12) Avec une nuance cependant dans la reprise en question de Bernard Gardin : elle a été faite ni «avec colère» ni «de manière atone», mais sur un ton ironique, moqueur, faisant appel au partage, à la coopération, à la complicité de l’autre.
1.5. Une passerelle entre univers de corpus et extérieur
En outre, l’univers que constituent les divers corpus d’analyse offre aussi une source d’inspiration, de point de départ (ou d’appui) pour le dire de Bernard Gardin qui se refuse la facilité. Ainsi, se prononçant en tant que directeur de recherche à ma soutenance de DEA, il a affirmé :
«[...] tout à l’heure vous avez dit que heu / dans un extrait de Francis Marmande personne n’est content hein heu / bon ben moi je suis content de vous / hein / c’est-à-dire que [...]»
D’autres exemples peuvent s’y ajouter. Au Vietnam, lors de la visite des passages souterrains de Cu Chi, où étaient exposés de multiples camouflages d’anciens maquisards et combattants vietnamiens, conçus pour piéger leurs ennemis, nous avons assisté à une démonstration: des portes en état de fermeture, et qui, aussitôt ouvertes, envoient à ceux qui s’y précipitent lances et épées ... Avec une grimace d’épouvante mêlée d’admiration, Bernard Gardin s’est exprimé en ces mots:
«Voilà, je comprends maintenant pourquoi on craignait tant les portes fermées.»
J’étais alors presque la seule personne à reconnaître l’allusion. Cela exige sans doute un certain degré de complicité, de coopération, et surtout un certain vécu ou savoir commun servant de clé à l’accès au sens. La clé, en voilà: en réponse au questionnaire de l’enquête mentionnée un peu plus haut, une anecdote «susceptible de représenter un Vietnamien et son comportement »avait été fournie par une Française en ces termes:
«Deux médecins arrivés en France depuis deux jours sont invités à déjeuner dans une famille. Ils se présentent à l’heure dite et attendent devant la porte sans sonner ni frapper qu’on leur ouvre la porte pour les accueillir. Au bout d’une demi-heure, ils sont repartis dans leur famille d’accueil (absente jusqu’au soir) et ont mangé les sandwiches qu’elle leur avait préparés pour le voyage prévu le soir.»
Au moment de l’analyse, nous avions longuement discuté sur le fait de la «porte ouverte» et de la «porte fermée» dans les cultures française et vietnamienne. En effet, quand ils ont à recevoir quelqu’un, les Vietnamiens laissent normalement leur porte ouverte. De là à la porte fermée de Cu Chi, c’était effectivement «signé» Bernard Gardin.
Il arrive même que l’univers des corpus le préoccupait à tel point qu’il restait à certains moments perdu dans le labyrinthe. Heureusement cela n’a pas duré et il en est vite ressorti. À l’époque où nous travaillions à distance pour la thèse, un rapport bimensuel que je lui avais envoyé par courrier électronique commençait par ces mots: «Concerto de l’adieu», titre d’un chapitre de récit. Voilà comment Bernard Gardin a répondu:
«J’ai été bien content de recevoir votre lettre dont le début m’a d’abord attristé: «concerto pour l’adieu»... mais ensuite j’ai compris.» (Gardin @ 6.1.1999)
Sur ce, je passe au dire difficile ou plutôt à des étapes servant à la recherche du bien dire.
Face à la «présupposition d’existence de l’énoncé adéquat à ce qu’on veut dire, du ‘mot juste’», pour laquelle «à un moment donné la recherche s’arrête ; l’expression est trouvée», Gardin affirme : «pour nous, nous ne croyons pas que cette forme préexistait à la recherche, elle est au contraire son produit» (Gardin 1988 p.4). En effet, «les fils du laboureur de la fable à force de remuer le sol à la recherche d’un trésor qu’ils croient exister finissent par faire fructifier le champ et s’enrichir, à trouver certes autre chose que ce qu’ils cherchaient, mais ils n’avaient pas tort de creuser: le trésor était un leurre productif.» (Gardin 1988 p.4)
Il est question dans ce cadre d’examiner comment Bernard Gardin gère et/ou glose le cheminement de soi et de l’autre à la recherche du bien dire, tout comme le rapport de ce cheminement au réel.
2.1. Accompagnement de l’autre dans la recherche du bien dire
Une des recommandations de Bernard Gardin qui me préoccupait sans que j’y trouve d’issue portait sur la formulation du titre de la thèse, qui, selon lui, aurait avantage à comporter une composante métaphorique et une autre composante, plus concrète, pour expliciter la métaphore. Le déclic pour moi, c’était les mots de ses messages:
«Plus j’y pense plus votre sujet me paraît merveilleux, les interactions qui ne vont pas de soi, vous tenez là qqc de passionnant.» (Gardin @ 6.11.1998)
«Pour revenir au travail il me semble qu’on avait dit que vous commenceriez une grille d’analyse de ces «communications qui ne vont pas de soi» qui permettraient de les classer en fonction des explications que donnent les ou l’un des participants à ces interactions.» (Gardin @ 7.12.1998)
Ces mots constitueraient l’une des pressions qui m’ont amenée à opter pour la formulation finale du titre de ma thèse. Il s’agissait bien évidemment d’une reprise parodique (ou palimpseste) de l’ouvrage de J. Revuz-Authier («Ces mots qui ne vont pas de soi...»), mais j’avoue que ce qui m’a surtout inspirée, c’étaient les mots et propos de Bernard Gardin.
2.2. Entre le dire et le faire de l’autre
«[...] Que veut dire «de toute façon je ne me sens plus aussi motivée pour la continuation»? je pense que cette semaine va transformer cette phrase et vous faire vous apercevoir qu’en fait vous vouliez dire le contraire. Tous mes souhaits. [...] Chère Anh Nga, le Têt est proche et va vous remettre en forme (le chat est le plus vivant des animaux, il est vrai qu’il n’est pas très travailleur)» (Gardin @ 8.2.1999)
La problématique se reconnaît aux expressions «que veut dire», «je pense que cette semaine va transformer cette phrase et vous faire vous apercevoir que». Au lieu de prendre les choses comme elles se présentent, d’accepter que l’autre était effectivement en état de détresse, Bernard Gardin a choisi de prendre autrement : considérer et forcer l’autre à se persuader qu’il (elle) n’avait pas trouvé les bons mots, que ce qui avait été énoncé était mal formulé, devrait être «transformé», «qu’en fait vous vouliez dire le contraire». Les mots ainsi énoncés auraient de fortes chances d’apporter plus d’efficacité pour remonter le moral de l’autre, lui changer les idées, avec comme adjuvant le chat, «le plus vivant des animaux» (même s’il n’était pas «très travailleur»).
2.3. Le méta du cours de réflexion
Par opposition à l’hétéro-évaluation du dire (difficile) de l’autre comme dans les cas sus-mentionnés, ici Bernard Gardin s’auto-évalue et glose ses imperfections dans le dire. En effet, ce qui ne se conçoit pas encore bien ne pourrait s’énoncer clairement, et les mots pour le dire arriver aisément:
«Ceci peut constituer un corpus annexe mais bien sûr pas au même niveau que l’autre corpus pas encore d’idées précises Ça peut conforter vos analyses Vous pourriez photocopier quelques passages avec des interactions malheureuses enfin ce qui fait votre corpus, à partir de votre intuition et leur demander ce qu’ils pensent de cette situation s’ils trouvent les explications données correctes s’ils ont eư des expériences semblables par écrit ça vous permettrait d’obtenir plus de corpus mais si vous pouvez y ajouter quelques entretiens ... vous voyez que je vous fais une réponse de normand» (Gardin @ 18.8.1999)
2.4. Excès de pressions
«Vous allez me prendre pour une bête brute ou une pierre, de n’avoir pas répondu à vos nombreux messages. Pendant que j’étais en bonne santé je me promettais de vous répondre par une longue lettre sur divers points, mais depuis que je suis entré en maladie, et que je me suis plus souvent trouvé à l’hôpital que chez moi, je me suis trouvé complètement dépassé et comme actuellement je ne peux plus m’asseoir pour écrire... Chère Anh Nga vos messages m’ont touché plus que je ne puis vous le dire et je vous suis infiniment reconnaissant de votre fidélité et de votre acharnement à me faire sortir de ma tanière [...] Parlez moi un peu plus de cette soutenance sur les stéréotypes, quelle est sa fonction?
Je vous recopie ci après «un bulletin de santé» que j’avais commencé à rédiger il y a trois semaines mais non envoyé encore, à l’intention des amis. [...]
Non vos courriers ne me fatigueront jamais.» (Gardin @ 21.1.2002)
Extrait du «bulletin de santé»:
«S’il faut qu’une vie soit complète un peu de douleur, après tout, est nécessaire. Vous voudrez bien m’excuser d’être un peu impudique, je m’en étonne aussi; comme si certaines maladies autorisaient.» (Gardin @ 21.1.2002)
Le dire sortant de ses habitudes et adoptant ainsi un ton plutôt sérieux et grave était effectivement un signe du dire difficile: à force de «contenir l’excès des pressions» (Gardin 1993 p.39), et l’investissement étant tel que «je me suis trouvé complètement dépassé», «plus que je ne puis vous le dire», ou (ci-dessous) «plus que je ne saurais le dire».
Et voici le dernier message, trois semaines avant qu’il quitte ce monde, ce monde du Yang pour s’en aller vers celui du Yin. Message avec des manques, surplus et imperfections quant à la forme (que je tiens à garder tels quels, sacrés comme une relique):
«Chere Anh Nga
nanon a du vous ecrire et moi je profite d’un moment de répit pour reprendre le contact vous dire surtout combien votre sollicitude me touche plus que je ne saurais le dire [...]
je serais ravi de vous revoir en juilet
je ne suis pas plus long mon énergie esttttt faible mais je voulaais vous faire signe
merci encore pour votre fidèle sympathie» (Gardin @ 10.6.2002)
Je me demande toujours ce qui aurait pu être la principale pression pour qu’il utilise le conditionnel dans «je serais ravi de vous revoir en juilet» (pourquoi pas le futur simple ?), s’il en était conscient, s’il avait voulu m’adresser par là un clin d’œil et comment je devrais le reconnaître.
Je suis arrivée (en mission) en France le 3 juillet 2002.
C’était déjà trop tard.
Le conditionnel (selon le Petit Robert): mode du verbe (comprenant un temps présent et deux passés) exprimant un état ou une action subordonnée à quelque condition ou éventualité [6].
Maître Zeng dit: «Quand un oiseau va mourir, son chant est poignant; quand un homme va mourir, ses paroles sont sincères [6].» (Entretiens de Confucius, cités par G. Siary et J.-F. Vergnaud 1993 p.68). Sincère oui; et appliqué à notre cas, ce sera dans ce sens: dénué de tout ce qui constitue le propre du dire de chacun, d’effets stylistiques, syntaxiques ou autres. Finis les « collines attrayantes», les «sommets accrocheurs», et le sens se retrouve par conséquent nu et explicite dans les mots mêmes.
C’est à travers de tels corpus «pleins de chair et d’os» (comme disait Bernard Gardin à ma soutenance de DEA) que j’aurais voulu apporter un peu de réflexion dans le prolongement de ce que Bernard Gardin avait proposé dans ses deux articles publiés sur «le bien dire» et «le dire difficile». Ce choix de réflexion-témoignage se trouve par ailleurs conforme à l’idée selon laquelle «l’une des formes les plus fortes et les plus gratifiantes de cette évaluation [positive = validation du bien dit] est la reprise par les autres, l’énoncé rapporté.» (Gardin 1988 p.15). Reste à voir si la mise en mots approche plus ou moins du «bien dire» ou demeure toujours dans les limites du «dire difficile».
Je termine mes réflexions avec ce propos de Bernard Gardin: «[...] lorsque le travail linguistique s’arrête, que la formulation est validée, que l’énoncé est déposé au Capitole des belles formules, la Roche Tarpéienne n’est pas loin. Ce qui atteste en effet de l’excellence de l’énoncé: les reprises, est aussi ce qui en précipite la chute : la trouvaille devient scie, cliché, lieu commun... l’œuvre devient académique tant qu’une nouvelle lecture ne reproduira pas le travail qui l’a produite. L’objectivation des énoncés a donc aussi son versant négatif.» (Gardin 1988 p.15). Mais quand donc le bien dire de celui qui était mon Maître (et qui le reste) pourrait-il être précipité du haut de la crête rocheuse de la Rome antique, comme les criminels de jadis? Étant donné que les pressions de son dire n’étaient autre que vie, réflexion, sensations, joies et souffrances, souvenirs partagés et appréciés, pour la vie et même au-delà, reconstituables à chaque fois.
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Références bibliographiques :GARDIN B., 1988, «Le dire difficile et le devoir dire» in DRLAV (Revue de linguistique) N° 39, pp.1-20.
GARDIN B., 1993, «Le bien-dire: essai de circonscription» in CAHIERS DE PRAXÉMATIQUE N° 20, pp.27-44.
SIARY G., VERGNAUD J.-F., 1993, «Quand faire, c’est dire: Confucius et la Rectitude des noms» in CAHIERS DE PRAXÉMATIQUE N° 20, pp.65-86.
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