PHAM THI Anh Nga
Département de français
Université de Langues Étrangères - Université de Hué
Vietnam
Cette contribution essaie de présenter le rôle positif qu’assument la littérature et le texte littéraire dans l’enseignement / apprentissage d’une langue étrangère, en particulier en français langue étrangère (FLE). Pour ce, elle s’articule en deux axes: en premier lieu, un rappel, dans les grandes lignes, de l’intérêt que peuvent offrir la littérature et le texte littéraire dans une classe de langue: l’interculturalité, un «lieu de rencontre» avec l’Autre et l’autre culture, une expérience de l’altérité, un espace privilégié pour le contact des langues et des cultures; et dans un deuxième temps, un essai d’analyse des possibilités d’exploitation concrètes d’un texte littéraire en faveur des aptitudes linguistiques, langagières et socio-culturelles.
1. Culture littéraire et interculturalité
1.1. La culture littéraire au fil des siècles
De nos jours, il paraît évident de parler de la place méritante qu’occupent la littérature et le texte littéraire en classe de langue, mais un peu de recul peut nous permettre de nous apercevoir des hauts et des bas qu’a connus la culture littéraire dans le cadre de l’enseignement / apprentissage des langues, au fil des siècles.
En effet, dans la seconde moitié du XIXe siècle, au temps des méthodes traditionnelles et de la prédominance de l’écrit, la culture littéraire a traversé une époque rayonnante où elle était la culture dominante dans les écoles. Mais, au début du XXe siècle, elle a été brutalement déconsidérée par la méthode directe première génération, puis, après la seconde guerre mondiale, par les méthodes directes seconde génération (méthodes audio-orale et audio-visuelle) qui privilégiaient la communication orale.
C’est avec l’approche communicative qu’elle regagne peu à peu son rôle dans le cadre scolaire, mais se trouve en continuelle concurrence avec la linguistique et la tendance de recours à des documents dits “authentiques” (articles de presse, prospectus, affiches, annonces...). Et dans cette “guerre des cultures entre elles [qui] a eu lieu et perdure” (je reprends ici les termes de R.Galisson), les enseignants du FLE que nous sommes auraient du mal à se repérer et à frayer leur itinéraire.
1.2. Littérature et texte littéraire en termes de culture
Mais alors, que peut-on entendre par “culture littéraire” ? Ce terme, si polysémique dans son sens et si polyvalent dans son usage, est susceptible de nous désorienter tous. Je me contente à propos de recourir à cette distinction en milieu scolaire entre, d’une part, la culture-vision (ou culture savante) et, de l’autre, la culture-action (ou culture courante ou anthropologique).
Voyons comment se définissent ces concepts génériques chez les didactologues : la culture-vision, c’est “la culture telle qu’on se la représente, une culture abstraite qui relève du savoir, donc de la réflexion” ; en revanche, la culture-action, c’est “la culture telle qu’on la pratique, une culture concrète qui relève du savoir-faire, du savoir-être, du savoir être avec, du savoir faire spontané, donc du comportement et de la sensibilité” (GALISSON 1998). En effet, l’étude de l’histoire littéraire, qui relève du savoir, se situe dans le cadre de la culture-vision (ou culture savante), culture qualifiée d’“abstraite” et qui s’acquiert avec l’esprit ; alors que le travail sur les textes littéraires, qui revient à du savoir-faire, du savoir-être, du savoir-être avec, du savoir faire spontané, fait partie de la culture-action (ou culture courante), culture qui se manifeste et passe par le corps, de manière concrète. Si l’étude de l’histoire littéraire (ou la culture-vision) met l’accent sur les savoirs explicites et la compréhension, dans l’approche des textes littéraires (ou la culture-action) on a affaire à des savoir faire spontanés, à la sensibilité et à la production.
Mais ces deux formes de culture et d’approche littéraires ne s’opposent ni ne s’excluent pas pour autant. Dans le cadre scolaire, les deux démarches se complètent, s’interagissent, s’intercalent pour constituer en commun la culture littéraire : l’histoire littéraire demande aussi à être illustrée par du concret (par des œuvres littéraires et l’approche qu’on en fait), la poésie a besoin d’être “dite” (donc à passer par le corps), et le théâtre se doit d’être mis en scène ; inversement, l’approche des œuvres littéraires mobilise aussi le savoir, les connaissances acquises (sur les grands courants littéraires, l’évolution de la littérature...).
En effet, les deux démarches font appel à la vision (la rationalité) comme à l’action (la sensibilité), mais à des degrés différents : si l’une est à dominante rationnelle, l’autre recourt davantage à la sensibilité.
1.3. Interculturalité, littérature et rencontre de l’Autre et de l’autre culture, contact des langues et des cultures
Rencontre avec l’Autre et expérience de l’altérité
Si la rencontre avec l’Autre (culturel) peut se faire de manière directe par des échanges, des contacts ou des dialogues, elle peut aussi prendre des formes plus indirectes, par la médiation d’un support visuel et / ou sonore (films, livres, articles de presse, émissions de radio ou de télévision...). Dans ce sens, le texte littéraire “représente un genre inépuisable pour l’exercice artificiel de la rencontre AVEC l’Autre : rencontre par procuration certes, mais rencontre tout de même” (ABDALLAH-PRETCEILLE, PORCHER 1996).
Pourtant, dans un premier temps, l’approche communicative n’attribuait pas au texte littéraire la place qu’il méritait, et c’est plus tard seulement et de manière progressive qu’elle lui reconnaît son mérite et sa pleine réputation d’outil par excellence pour l’apprentissage et l’expérience de l’altérité. En effet, de son simple statut de support pour l’apprentissage linguistique et socio-culturel, le texte littéraire a été reconnu de nos jours comme “médiateur dans la rencontre et la découverte de l’Autre”.
Produit de la culture, aussi bien de la culture cultivée que de la culture anthropologique, le texte littéraire permet ainsi la rencontre de l’Autre, de manière indirecte et par procuration.
Intellectualisation et connaissance du monde
La littérature et le texte littéraire permettent donc une ouverture vers l’extérieur : rencontre avec l’Autre mais aussi accès à la compréhension du monde. Étant un lieu de regroupement où se croisent de multiples personnages, situations, points de vue..., le texte littéraire offre la possibilité d’accès à une variété et une pluralité des visions du monde, et par conséquent à éviter, dans la voie de la connaissance, le recours automatique à un seul modèle, à une simple image figée, stéréotypée de la réalité et du monde.
On pourrait prendre avec sagesse une réserve quant à la fiabilité des informations sur le monde que nous fournissent la littérature et le texte littéraire, car, de toutes façons, ce n’est que des représentations et des écritures, et non le monde proprement dit. Mais on pourrait de même se demander quelle peut être alors la source fiable pour la connaissance du monde, car on n’a pas toujours la chance d’avoir un accès direct à tout ce qui se passe ici et ailleurs. Aucune enquête, aucun sondage ou entretien, aucune déclaration (si objective soit-elle) ne peuvent être de totale fiabilité : produit de l’être humain, toutes ces formes d’informations sur le monde, qu’elles soient de source individuelle ou collective, souffrent d’une part de subjectivité qui marque tout énoncé d’un énonciateur.
On ne peut dès lors que se contenter de la possibilité qu’offrent la littérature et le texte littéraire pour ce qui est de la connaissance du monde. L’accès à d’autres visions du monde favorise par ailleurs une décentration, une distanciation amenant chaque individu à prendre des distances, à se confronter à une multiplicité de regards et à s’interroger en vue d’une intellectualisation et un essai d’objectivation, et cela pour une meilleure compréhension du monde.
Lieu emblématique de l’interculturel
Toute littérature est à la fois internationale (lisible pour tout le monde) et liée à une culture déterminée. On peut mentionner à propos la notion de “littérature universelle” (Weltliteratur) de Goethe (TODOROV, 1986), qui suppose en même temps un aspect universel et un aspect singulier. Les écrivains, eux, sont ancrés dans une culture spécifique, mais en même temps font partie d’un patrimoine commun à l’humanité entière. L’accès aux littératures étrangères et aux textes littéraires peut donc être direct, par opposition à des textes dits “authentiques” qui sont par nature destinés à un public de natifs vivant à l’intérieur de la culture en question, et dont l’usage dans la classe de langue suppose une communication “simulée”. Le texte littéraire, lui, rend possible la communication, l’échange, le partage et favorise ainsi un apprentissage à l’interculturel.
En effet, face au texte littéraire, il ne s’agit nullement pour chaque apprenant d’effacer son appartenance culturelle, de “simuler”, de “devenir autre”, mais de garder son ancrage culturel, son appartenance et ses particularités tout en effectuant sa lecture, sa réception et son interprétation vis-à-vis du texte littéraire. C’est de son point de vue personnel et avec sa subjectivité et sa sensibilité qu’il doit entreprendre cette relation à la littérature étrangère, aussi bien à l’histoire littéraire (en tant que culture-vision) qu’aux textes littéraires (en tant que culture-action). Cette situation de contact, de rencontre entre les “représentants” de deux cultures (l’apprenant et la littérature étrangère) mérite tout à fait le qualificatif d’interculturel.
Un espace d’authenticité partagé
La littérature et le texte littéraire ne constituent en rien un objet sacré, réservé à une minorité de “littéraires”. C’est un domaine ouvert à tous, où chacun vient puiser ce qui lui paraît de prime intérêt. De plus, par son caractère polyphonique et polysémique, le texte littéraire suppose pour son exploitation une lecture plurielle, en fonction des intérêts et des particularités de chacun. C’est un lieu de partage, d’échange où chacun a le droit de s’exprimer, et alors la confrontation des avis croisés sur le texte littéraire peut être pour chacun source d’enrichissement et non opposition ou exclusion.
Ainsi, en classe de langue, le rôle de l’enseignant serait de faire de l’apprenant le meilleur lecteur, le meilleur partenaire de l’auteur de l’œuvre, dans ce sens qu’il l’amènerait à attribuer à l’œuvre un sens, celui qu’il ressent, et cela contribue à ajouter à l’œuvre de nouvelles dimensions possibles.
2. Le texte littéraire et les aptitudes linguistiques, langagières, socio-culturelles...
L’objectif n’est pas ici d’envisager le meilleur mode d’emploi du texte littéraire en classe de langue, mais de mener un questionnement sur les possibilités d’exploitation du texte littéraire en fonction des objectifs de l’enseignement / apprentissage.
En effet, la littérature et le texte littéraire figurent dans la classe de langue avec deux statuts possibles : en tant que discipline à part entière (avec des modules portant sur l’histoire littéraire, les courants, les œuvres, l’analyse de textes...), ou en tant que support pour l’acquisition de la langue et de la culture étrangères.
Pour ces deux cas de figure, le texte littéraire présente un avantage sans égal en classe de langue : il n’exige pas de l’apprenant un effort de “simulation” dans l’approche du texte, et la tâche qu’il doit remplir (analyse du texte, accès au sens ou étude d’un aspect du fond ou de la forme) peut faire partie du rituel de la classe aussi bien que de la communication indirecte avec le texte littéraire et son auteur. Dans cette communication qui, dans d’autres situations (hors de la classe), s’effectue normalement dans sa langue maternelle, la langue étrangère en situation de classe peut constituer un empêchement, dans le cas où l’apprenant la maîtrise mal : la motivation y est alors forte et l’apprenant se trouve engagé à remédier à ses lacunes en langue pour pouvoir accéder au sens du texte.
Il est fréquent que le texte littéraire sert de support à l’apprentissage et l’acquisition de la langue et de la culture étrangères, et nous pouvons en trouver des exemples dans presque toutes les méthodes de FLE des vingt dernières années. Certaines se contentent de situer le texte littéraire dans les rubriques “Documents complémentaires”, “Pour aller plus loin”, ou “Pour le plaisir”, mais elles sont de plus en plus nombreuses à s’en servir pour faire travailler un point de grammaire, de lexique... Ainsi, “Le français au présent” (Exercices de grammaire) de Annie Monnerie (1988) propose une découverte de la valeur de l’article défini avec le poème “Déjeuner du matin” de J.Prévert. Personnellement, j’apprécie bien ce choix. J’ai bien des fois appliqué cette démarche à mes étudiants et, à chaque fois, c’était réussi : il n’y a pas à mon sens de meilleur corpus pour contextualiser l’opposition entre, d’une part, l’article défini et, de l’autre, l’article indéfini ou partitif. En substituant d’autres termes à certains des articles définis qui y figurent, le poème prendra la forme : “Il a mis du café dans une tasse / Il a mis du lait dans la tasse de café / Il a mis du sucre dans le café au lait / Avec une petite cuiller / Il a tourné...”. Par rapport au poème original, une bonne partie du sens implicite véhiculé par l’emploi des articles définis n’existe plus : le poème perd de sa couleur...
Tout comme les aptitudes linguistiques, les aptitudes langagières peuvent de même s’acquérir et se développer grâce à l’usage du texte littéraire. Déjà dans le poème “Déjeuner du matin”, la reconnaissance de la valeur de l’article défini se fait à travers la démarche sémasiologique face au texte : c’est aussi de la compréhension écrite, et à des dimensions cachées même du texte littéraire. En effet, l’approche du texte littéraire amène l’apprenant à lire aussi entre les lignes, à comprendre ce qui ne se dit pas de manière explicite avec des mots.
De même pour le poème “Le message” de J.Prévert : (La porte que quelqu’un a ouverte / La porte que quelqu’un a fermée / La chaise où quelqu’un est assis ... La rivière où quelqu’un se jette / L’hôpital où quelqu’un est mort) où on peut repérer un éventuel travail sur le pronom relatif, le passé composé et l’accord du participe passé, aussi bien que sur la compréhension écrite ; à quoi peut s’ajouter un prolongement en expression écrite ou orale (avec des tâches d’imaginer et de raconter ce qui se passe, et, pourquoi pas, de composer un nouveau poème sur ce modèle).
Tout récemment, en reprenant une série d’activités proposée dans la méthode “Le Nouvel Espaces 2” de chez Hachette, après avoir laissé les étudiants découvrir et analyser en groupe le poème “L’espèce humaine” (Raymond Queneau), j’ai demandé à chacun un travail individuel qui consiste à composer un nouveau poème sur le modèle de celui de Queneau. Hésitations et intimidations au début, mais enfin, chacun se montre heureux de pouvoir “faire de la poésie” dans la langue apprise. Il suffit d’y ajouter quelques corrections pour en obtenir une diversité d’expressions de sensations, d’émotions, propres à chacun mais aussi universelles, car susceptibles d’être partagées par tous.
Comme quoi avec le texte littéraire, on peut passer de l’apprentissage linguistique aux aptitudes langagières (compréhension écrite et expression écrite ou orale), et même aux aptitudes littéraires : non seulement des aptitudes de réception et de lecture d’un texte littéraire, mais aussi la capacité de composer des textes littéraires, en l’occurrence de courts poèmes.
Pour ce qui est des aptitudes socio-culturelles, l’approche à du sens véhiculé permet à l’apprenant un accès possible non seulement à ce qui se passe conformément à une culture donnée, mais aussi à ce qui se pense dans la tête des gens, ce qui se sent au fond de leur cœur, que seule une écriture plus ou moins fictionnelle laisse s’extérioriser. À ces aptitudes socio-culturelles viennent éventuellement s’ajouter des aptitudes interculturelles, comme nous avons vu dans la première partie de ce texte.
Bref, il s’agirait non seulement d’apprendre une langue et une culture, mais aussi de vivre avec.
Nous en arrivons enfin à la littérature et le texte littéraire avec leur statut de discipline à part entière dans le cursus de formation en FLE. Pour ce, l’enseignement / apprentissage en littérature est passé par maintes tentatives et n’arrête pas de se questionner, pour déterminer le contenu à enseigner et la méthode à adopter.
Mais aucune formation ne peut être bien organisée sans rester liée aux objectifs visés. Ainsi l’enseignement / apprentissage de la littérature doit tenir compte des particularités quant au contenu, à l’approche, à des outils de renfort (théorie linguistique, littéraire...), au dosage... en fonction des objectifs qui lui ont été fixés.
Au niveau supérieur, dans notre entourage (au Vietnam), la tendance semble forte, dans le cadre du FLE, à calquer sur l’enseignement / apprentissage de la littérature dispensé dans les facultés de lettres des Universités françaises, et non pas sur ce qui s’y fait à l’heure actuelle, mais sur ce qui s’y faisait dans les années 70 et 80 du siècle dernier : découpage en siècle, plutôt histoire littéraire que texte littéraire, approche plutôt empirique que basée sur les théories concernant la réception littéraire, la sensibilité littéraire, la lecture plurielle. L’étudiant “reçoit” des enseignements et a très peu de chance de “vivre”, se “sentir”, de “réagir”. Alors que, dans les départements de lettres, où les études littéraires (dispensées en langue maternelle) se trouvent garnies de connaissances sur ces théories en approche littéraire, l’accès aux textes littéraires ne peut se faire qu’avec la version traduite des œuvres. Associer l’acquisition des connaissances en théorie littéraire (pour un meilleur outil d’approche littéraire) et la maîtrise de la langue étrangère (pour un accès direct aux textes littéraires), ce serait sans doute un vœu plausible, mais malheureusement encore bien loin de la réalité.
En guise de conclusion
Ce pas à franchir, qui sépare le rêve du réel dans l’enseignement / apprentissage de la littérature proprement dite, n’est malheureusement toujours pas franchi. Il faudrait peut-être encore plusieurs années pour que la jeune génération s’y prépare et s’en charge. Mais dans son statut de support pour un meilleur apprentissage de la langue et de la culture étrangères, la littérature est présente un peu partout dans les classes de FLE, même chez un public de très jeunes, des enfants même. Des poèmes composés par eux, à l’âge de 6 à 9 ans, après 1 à 4 années d’apprentissage du français, contribuent à faire preuve de la place indéniable et incomparable de la littérature dans l’apprentissage d’une langue étrangère, même chez des très jeunes et à un niveau encore élémentaire.
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Références bibliographiques :
Abdallah-Pretceille M. et Porcher L., 1996, Éducation et communication interculturelle, PUF L’Educateur, 192 p.
Galisson R., 1998, “Le “Français langue étrangère” montera-t-il dans le train en marche de la “Didactique scolaire”?” in ELA, Revue de Didactologie des langues-cultures no 111, Juillet-Septembre 1998, pp. 265-286.
Todorov T., 1986, “Le croisement des cultures” in Le croisement des cultures, Communications no 43, pp. 5-24
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