(24 Novembre 2000)
- Madame Violaine de Nuchèze (rapporteur) - Monsieur Bernard Gardin (directeur de la thèse) - Madame Martine Pretceille (rapporteur) - Monsieur Laurent Gosselin Il donne ensuite la parole à Madame Pham Thi Anh Nga pour un exposé liminaire. Madame Pham thi Anh Nga présente de façon modeste et à la fois très claire les motivations qui l’ont conduite à entreprendre cette recherche, ainsi que les résultats auxquels elle est parvenue. Le Président donne alors la parole aux membres du Jury.
L’introduction est consacrée à la notion de communication interculturelle, caractérisée d’entrée par le «malheur», l’«échec», l’«incompréhension», le «malentendu»... L’objectif de la thèse devient «d’élucider le mécanisme de production du sens chez des protagonistes de cultures différentes»: le concept-clé est alors celui d’intercompréhension.
Le chapitre 1 s’alimente aux travaux de T.Todorov, M.Abdallah-Pretceille et C.Levi-Strauss (notions évoquées: universalisme, relativisme, évolutionnisme, primitivisme, humanisme, critique, identité, représentations, stéréotypes, ethnocentrisme, éthique de l’altérité, diversité, singularité, universalité, empathie, exotopie, décentration), puis à ceux de C.Kerbrat (style communicatif du locuteur non natif) et de J.R.Ladmiral et E.M.Lipiansky (situation de médiation linguistique). Enfin, une place particulière est accordée aux notions d’implicite culturel et de communication non verbale, caractérisée par une forte variation. L’ensemble de ce chapitre montre bien les liens étroits entre communication interculturelle et idéologie. L’accent ne sera donc pas placé par la candidate sur la comparaison de deux cultures, mais sur la rencontre entre individus de cultures distinctes: le «malheur» sous toutes ses et avatars caractérise selon elle ce type de rencontre. Toute relation de type conflictuel est par principe stigmatisée.
Le chapitre 2 dresse un panorama minuteux des théories de référence utilisées par la candidate dans le domaine de la sémantique interprétative: la théorie des implicatures chez H.P.Grice, la théorie de la pertinence chez D.Sperber et D.Wilson et, dans son sillage, les travaux de J.Moeschler sur la conversation (inférences et enchaînements), les lois de discours chez O.Ducrot et enfin les travaux des Grunig sur la construction du sens dans l’interlocution, lesquels constituent l’outil préféré de la candidate.
Le terme de «malentendu» revient tel un leitmotiv et semble être irrémédiablement accolé à la communication interculturelle, au point d’en être constitutif; ce qui n’est sans doute pas étranger à la centration exclusive sur les notions de variation et de différence, ainsi qu’à ce qu’implique le choix de la métaphore «calcul» du sens, qui semble renvoyer les locuteurs en interaction à une science exacte et une opération mentale et rapide. Si l’on préfère parler de «négociation» de sens, ou encore de «co-construction» de celui-ci, la notion de malentendu perd en vigueur, ce qui vaut autant d’ailleurs pour l’endo-communication que pour l’exo-communication. Reste le problème objectif du coût de ces procédures longues et éventuellement délicates: en terme d’effort et d’effet, comment évaluer la pertinence de telles communications? Ou alors, que vaut ce principe de pertinence, à l’aune des interactions réelles? Le chapitre 3 indique la constitution du corpus: fragments de littérature de voyage portant sur la rencontre de Vietnamiens et de Français. Les sept ouvrages sont échelonnés sur une vingtaine d’années (1957-1999) et écrits en français par cinq auteurs français et deux auteurs vietnamiens (l’un d’eux étant précocement acculturé au français). Deux genres distincts – le roman et le récit – ont fourni une quantité abondante de gloses, commentaires évaluatifs variés portant sur l’Autre culturel et, en retour, sur soi-même, lors d’interactions diverses. Ces gloses, après une description soignée, sont catégorisées (selon leur taille, leur auteur, leur objet, leur forme linguistique, leur fonction...); ce qui constitue une typologie (qui aurait gagné, en clarté, à faire l’objet d’une représentation sous forme de schéma à la fin du chapitre) de fragments métalangagiers intervenant lors des rencontres comme des indices, soit de difficulté en matière de compréhension réciproque, soit de modalités langagières spécifiques d’accès au sens dans le cadre particulier des échanges exolingues et/ou exoculturels.
Le chapitre 4 est constitué de l’analyse thématique transversale des gloses et du lien avec les notions de réussite vs échec de la rencontre: différents types de rire et de sourire, non-réponse et réponse détournée, silence en relation avec le degré de compréhension et leurs fonctions interactionnelles (comprenant les dysfonctions), codes utilisés (codes verbaux – dont les registres et les différents degrés de maîtrise chez le non natif – et codes non verbaux). Les notions de réussite vs échec des interactions interculturelles ne sont pas définies dans le cadre de la philosophie analytique, mais relèvent du vécu de la candidate.
Les gloses analysées sont étroitement liées aux notions de topoï, représentations, stéréotypes (auto vs hétéro, négatifs vs mélioratifs).
La question est posée à la candidate de savoir si ces notions de bonheur-malheur sont identiques – ou au moins comparables – pour la rencontre endoculturelle: elle n’a pas examiné le problème sous cet angle-là. Le chapitre 5, consacré à l’analyse suivie de quelques interactions, se caractérise par sa longueur et sont hétérogénéité; on doit cette dernière à la variété des fragments examinés: exolingues, endolingues, bilingues, transactionnels ou non. Discours amoureux, discours d’apprentissage, discours de la querelle, épitaphe, renvois à des questionnaires. Le chapitre mériterait d’être un peu réorganisé; en effet, quel que soit le fragment décrit, la notion centrale est celle de la représentation (de soi, d’autrui): comme il s’agit d’une notion très large et psycho-sociale, elle mériterait peut-être d’être placée différemment dans le texte, par exemple avant les descriptions et analyses plus micro-linguistiques portant sur les gloses.
La candidate n’a pas eu accès aux travaux d’A.Wierbicka et c’est dommage. De même, la notion de prototype l’aurait sans doute aidée à formuler un peu différemment son questionnement. L’ensemble du travail présenté constitue une contribution intéressante et originale à la problématique des relations interpersonnelles et interculturelles, même si, comme l’indique elle-même d’ailleurs la candidate, il s’agit en l’occurence bien plus du regard des Français sur les Vietnamiens que d’un regard réciproque (celui de l’interaction). La description des gloses au moyen des outils de sémantique interprétative sélectionnés est particulièrement bien menée. Le document est parfaitement présenté: la rédaction est claire et le texte agréable à lire. La maîtrise de la langue française force l’admiration.
----------------------------------- B Gardin manifeste tout d’abord son contentement de voir aboutir cette thèse, dans les délais parfaitement conformes aux normes universitaires, ce qui représente une belle réussite compte tenu des conditions dans lesquelles a travaillé la candidate (un an de bourse pour la thèse). Ce résultat est le fruit d’un travail régulier et d’une grande intensité pour lequel B Gardin manifeste toute son admiration. Ayant suivi ce travail tout le long de son déroulement, au cours d’interactions dont il manifeste à Madame Pham thi Anh Nga qu’elles lui ont apporté de nombreux bonheurs conversationnels, B.Gardin ne posera pas de questions à la candidate mais glosera quelques points. Il s’associe aux compliments qui lui ont été faits sur la réalisation de la thèse. Le travail présenté est d’une excellente facture.
Ce travail est bien un travail personnel: il allie plusieurs passions de la candidate: une passion, inquiète, pour les contacts interculturels et pour la sémantique interprétative «attrapée» à Rouen lors du DEA. Concernant ce dernier point B Gardin manifeste toute son admiration pour la manière dont Anh Nga s’est appropriée ce domaine; les divers plans concernant la présentation de ce domaine entre lesquels la candidate a hésité montrent combien elle se l’est parfaitement assimilé. Par son thème général et le corpus qu’elle convoque, cette thèse fait apparaître combien est ce qu’on pourrait appeler «un lieu de mémoire» pour la France, un pays qui depuis «Ferry-Tonkin». l’Indochine, « ma tonkinoise», la photo de Ho Chi Minh au Congrès de Tours, Yersin, la sale guerre, Dien Bien Phu et ses suites... hante l’imaginaire français, combien le voyage au Vietnam pour un français n’est pas un voyage comme les autres. Il n’est pas étonnant que les interactions français-vietnamiens «n’aillent pas de soi» (au sens où elles ne peuvent pas être neutres aseptisées,) et ceci est un bonheur pour la production de sens.... Seul un corpus écrit pouvait approcher ces particularités. Récits de voyage et romans; l’interaction (mesquine) imaginée pour l’auteur de «Suite indochinoise» montre les richesses que ce type de corpus peut révéler. La petite enquête par questionnaire montre aussi que d’autres modes d’approche de ces «gloses» pourraient être choisies par la suite.
B Gardin en vient ensuite au chapitre concernant les gloses sur la langue qui lui semble particulièrement intéressant et riche aussi en développements ultérieurs. Dans le corpus étudié et dans la réalité d’un certain nombre de rencontres les interactions exolingues ont lieu en français, jamais ou presque en vietnamien, et nombreuses sont les gloses des auteurs sur ce français. Face à ces Vietnamiens qui se sont approprié cette langue qui est la leur, gloses admiratives (parfois condescendantes) ou péjoratives se succèdent, toutes révélatrices et intéressantes, montrant ces moments où pour le locuteur natif il «ne va pas de soi» que l’autre s’empare de sa langue. Continuer à travailler cette direction contribuerait à enrichir la connaissance de la francophonie.
Concernant la stéréotypie thème sur lequel les études sont nombreuses, la thèse apporte de nouveaux éléments car ce n’est pas le stéréotype qu’elle étudie mais son fonctionnement dans l’interaction: ainsi peut-on voir comment les participants (français essentiellement dans le corpus) se jettent à l’occasion directement dans la stéréotypie, négocient avec elle, s’en écartent, sont saisis par elle, y réadhèrent après de nombreux détours... Elle montre de ce point de vue la force de la stéréotypie.
Tout ceci fait apparaître que la thèse présentée est «réversible»: si selon une analyse des rencontres interculturelles (objet choisi) à l’aide de la sémantique interprétative, elle peut aussi être évaluée d’une autre manière: qu’apportent les rencontres interculturelles comme corpus aux modèles de calcul du sens. Au titre des éléments constitutifs des faisceaux producteurs de sens, B Gardin a évoqué précédemment la langue, la stéréotypie, il y en aurait d’autres, La situation de voyage elle même étant également à étudier de par les dispositions génératives de sens qu’elle convoque.
B Gardin termine en félicitant Madame Pham thi Anh Nga pour ce travail novateur.
Anh Nga Pham thi soutient une thèse qui dans la forme et dans le fond est d’une excellente facture. L’écriture, la maîtrise de la langue française sont très bonnes. Ceci mérite d’être souligné car la candidate est de nationalité vietnamienne. La bibliographie et les index sont bien composés. Martine A.Pretceille note cependant que la non prise en compte du contexte dans lequel se situent les romans et les gloses métacommunicationnelles réduit considérablement les perspectives d’analyse. En effet, celle-ci reste trop souvent au niveau de la description et d’une approche statique. Les questions posées dans le cadre de l’enquête induisent la réponse et produisent un artefact. Malgré l’intention, la candidate reste plus proche d’une analyse culturelle que d’une analyse interculturelle. En effet, la négligence du contexte mais aussi des interactions et des relations entre les protagonistes conduit insensiblement à majorer l’importance de la variable culturelle. Par ailleurs, le concept de culture n’a jamais été défini au cours de la thèse. De même, les variations intra-culturtelles et des processus de métissage ne sont pas pris en considération.
Martine A.Pretceille interroge la candidate sur le fait que les gloses ont très souvent été analysées au premier degré selon une lecture littérale au détriment de la complexité et une lecture plus interprétative. Les conclusions formulées à partir d’une situation exolingue restent-elles valables pour une situation endolingue?
Le travail entrepris était difficile, ce qui explique que les résultats de la recherche soient un peu décevants par rapport à l’investissement et à la prise de risque méthodologique et théorique. En conclusion, Martine A.Pretceille félicite la candidate et l’encourage à poursuivre dans la voie de la recherche car il est incontestable que Anh Nga Pham Thi a démontré parfaitement ses capacités de chercheur.
Par ailleurs, l’objet même de la thèse est très précisément défini, et vraiment original. Laurent Gosselin félicite donc la candidate pour avoir mené à bien ce travail particulièrement intéressant et novateur.
S’il faut exprimer des réserves, elles concernent pour l’essentiel le fait que l’analyse empirique des séquences discursives se limitent un peu trop souvent à de la paraphrase (par ex. p. 236), et que les théories sémantico-pragmatiques convoquées restent sous-utilisées.
Ces réserves étant faites, Laurent Gosselin soulève quelques questions d’ordre général inspirées par la lecture de la thèse.
La notion de stéréotype social fait l’objet d’un jugement ambivalent (p. 46. 152): c’est à la fois une catégorie indispensable de la cognition et le support des pires préjugés ethnocentriques. En fait, si l’on rattache cette notion aux «caractères» de la rhétorique aristotélicienne, qui ont le statut de concepts opératoires dans le cadre d’une perspective pratique (les «habitus» sont induits à partir des actes ou déduits des caractères), on peut admettre que les stéréotypes sont utiles (opératoires) pour autant qu’ils sont révisables (i.e. admis par défaut). On peut alors faire l’hypothèse que ce qui définit une attitude raciste, ce n’est pas tant qu’elle mette en œuvre des stéréotypes sociaux dépréciatifs, mais que ceux-ci soient conçus comme non révisables (et donc que tout comportement de l’autre soit interprété comme vérifiant ce stéréotype qui le subsume).
À propos du relativisme, Laurent Gosselin fait observer que l’opposer à l’objectivisme n’équivaut pas à l’opposer à l’universalisme. Car l’objectivisme concerne des jugements de réalité, tandis que l’universalisme porte sur les jugements de valeur. Cette distinction – qui est de nature sémantique (il existe des tests pour distinguer les deux types d’énoncés) – doit être prise en compte dans ce type de débat, surtout lorsqu’il est abordé du point de vue des sciences du langage.
Enfin Laurent Gosselin pose (sans y répondre) la question de savoir si la pragmatique néo-gricéenne, prise ici pour cadre d’analyse des échanges interculturels, peut légitimement être considérée comme culturellement neutre. Le principe de pertinence étant, au fond, un principe de rentabilité maximale des énoncés (le moindre coût pour le minimum d’effets contextuels). on peut se demander s’il vaut encore pour analyser le discours d’un philosophe taôiste ou héraclitéen, ou même le discours poétique en général.
Laurent Gosselin conclut en félicitant à nouveau Madame Pham Thi Anh Nga pour son beau travail.
--------------------------------- Après avoir lu, écouté la candidate, et délibéré, le jury déclare Madame Pham thi Anh Nga digne du titre de Docteur de l’Université de Rouen en Sciences du Langage, avec la mention Très Honorable et les Félicitations du jury, à l’unanimité.
V. de Nuchèze ...................... B Gardin ......................... M.A.Pretceille ........................ L.Gosselin
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